
Des centaines de milliers de saisonniers devant traverser en ce début d’été 2020 l’Europe pour venir aider aux récoltes, mais faisant face à une mosaïque de règles frontalières incohérentes. Des pêcheurs européens immobilisés dans l’Atlantique en raison de la fermeture des ports de débarquement au Sénégal et en Côte d’Ivoire. Des employés de commerce dans les grandes villes se faisant agresser en raison de pénuries de certains biens et des mesures obligatoires de distanciation sociale. Des imprimeurs confrontés à des pénuries de solvants dues à l’explosion de la demande de gel hydro-alcoolique. Des techniciens de télécommunications harcelés car, dit la rumeur, la 5G favoriserait la pandémie. Comment employeurs et travailleurs ont-ils géré de telles situations parfois totalement inattendues ?
Une récente étude de l’Institut syndical européen (ETUI) s’est penchée sur les négociations sociales entre représentants d’employeurs et de travailleurs au niveau sectoriel européen. Quelque 30 secteurs d’activité économique, allant de l’horeca aux services de sécurité privée en passant par le tourisme, le transport, l’agriculture et la pêche, le spectacle vivant, etc. ont été passés au peigne fin, à la lumière des mesures prises ou demandées à l’Europe et aux gouvernements pour tenter de surmonter les conséquences concrètes de la pandémie dans leur secteur.
Il est vrai que la gestion de la pandémie par les autorités publiques a été principalement sectorielle. La plupart des mesures prises depuis plus d’un an portent sur l’ouverture ou la fermeture des écoles, des commerces, de l’horeca, des administrations publiques, de la culture, du tourisme… Bien malgré eux, ces secteurs constituent la principale variable d’ajustement à la pandémie. Et les interdépendances créent des effets dominos. Par exemple, employeurs et travailleurs de la pêche maritime fournissent près de 50 milliards de repas par an aux Européens ; lorsqu’en début de pandémie, ils avertissent la Commission européenne que les navires de pêche risquent de devoir arrêter leurs opérations, on prend conscience que la priorité sera de trouver les conditions d’un maintien à tout prix de l’activité économique. Comment adapter en quelques jours les chaînes d’approvisionnement, les services de transport, la logistique, l’activité portuaire — sans laquelle 75 % des marchandises auraient été purement et simplement bloqués en Europe au printemps 2020 ?
L’analyse du dialogue social sectoriel européen en temps de pandémie révèle plusieurs choses. Tout d’abord, que cette concertation entre employeurs et travailleurs a permis d’améliorer la résilience de l’économie européenne à la brutalité de la crise. C’est par la concertation qu’il a fallu trouver des solutions pragmatiques pour garantir la protection sanitaire des travailleurs, des fournisseurs, des clients afin de garantir la continuité des activités dans des conditions parfois extrêmement difficiles. C’est par la concertation que des emplois ont, autant que faire se peut, été protégés afin de pouvoir assurer les conditions d’une relance de l’activité le moment venu. C’est par un « lobbying paritaire » que des interlocuteurs sociaux ont demandé à l’UE et aux États membres une harmonisation des protocoles sanitaires sur les lieux de travail, des dérogations aux mesures de confinement pour les travailleurs essentiels, un soutien à la formation et l’adaptation aux nouvelles formes de travail (par exemple une formation au commerce en ligne pour les commerces non essentiels).
Ensuite, cette analyse montre concrètement en quoi des millions de travailleuses et travailleurs peu reconnus socialement sont des rouages essentiels de l’économie : dans les services de soins, bien sûr, mais aussi dans les transports, les services publics, les ports, les commerces, dans les agences de nettoyage et de sécurité, dans les services d’aide à domicile…
Autre réalité révélée par cette pandémie : les virus se fichent du statut des travailleurs. Pour assurer la continuité des activités, il faut donc tenir compte non seulement des salariés, mais aussi des indépendants, des sous-traitants, des travailleurs détachés, des saisonniers, y compris des migrants parfois sans papiers. Sans ces travailleurs essentiels et de l’ombre, l’économie européenne n’aurait tout simplement pas résisté.
Le dialogue social européen, dont l’utilité a souvent été questionnée ces dernières années y compris par l’auteur de ces lignes, semble avoir montré qu’il était en mesure d’occuper sa place en temps de pandémie. Il reste à voir si les résultats de cette concertation sociale européenne se traduiront dans une reconnaissance sociale accrue et une amélioration concrète des conditions de travail de ces travailleurs essentiels. La balle est dans le camp des acteurs nationaux qui possèdent les leviers pour une telle reconnaissance. Ce sera là sans doute l’un des grands enjeux sociaux post-pandémiques.
Cet article a d'abord été publié par Le Monde
lire aussi en anglais... This article appeared first on Social Europe.
Photo credits inkdrop
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