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L’essor du télétravail à domicile devrait enfin tordre le cou à l’idée reçue selon laquelle seul le travail réalisé dans la sphère publique constitue « réellement » du travail.

La division de l’espace social entre la sphère privée du foyer et l’espace public est un héritage de la révolution industrielle dont les ramifications sur l’inégalité des sexes sont nombreuses et persistantes. La division du travail a joué un rôle central à cet égard, la maison étant réservée au travail non rémunéré, invisible et peu valorisé des femmes, tandis que l’espace public est réservé au travail rémunéré, traditionnellement effectué par l’homme « gagne-pain ».

Pour les femmes, travailler au foyer a souvent été la seule façon de concilier travail non rémunéré, comme la garde des enfants par exemple, et emploi rémunéré. Les employeurs « autorisent » alors les femmes à travailler depuis leur domicile, en supportant des conditions de travail moins favorables, une autonomie réduite et un environnement de travail médiocre.

Avant la pandémie, environ 57 % des télétravailleurs à domicile étaient des femmes. Pendant cette période, 41 % des femmes (et 37 % des hommes) de l’Union européenne ont commencé à travailler à domicile. Après la pandémie, les femmes saisiront probablement elles aussi de nouvelles occasions de travailler à domicile : il est estimé que la proportion de femmes exerçant des professions se prêtant au télétravail est plus élevée que celle des hommes (45 et 30 % respectivement).

Les télétravailleurs à domicile pourraient toutefois continuer à souffrir des inconvénients qui découlent de la perception selon laquelle seul le travail accompli dans la sphère publique est un « vrai » travail. Ils pourraient également souffrir d’une protection insuffisante en matière de droit du travail. La distinction entre les espaces « public » et « privé » et entre travail rémunéré et non rémunéré a traditionnellement délimité les frontières du droit du travail et de la réglementation. Le travail domestique non rémunéré échappe au périmètre de la protection du droit du travail et même le travail rémunéré qui est effectué au domicile est soumis à une intervention beaucoup moins rigoureuse de l’État.

Les défis du télétravail

L’essor du télétravail à domicile pendant la pandémie a permis de mettre en évidence les nombreux défis qui lui sont associés. Non seulement les télétravailleurs à domicile sont moins protégés dans l’espace « privé », mais ils risquent également d’être mis à l’écart sur leur lieu de travail en raison d’une visibilité professionnelle et de perspectives de carrière réduites, ainsi que d’un accès limité à des informations et à un soutien personnel et professionnel.

Les femmes risquent en outre d’être touchées de manière disproportionnée. Le télétravail peut exacerber les tensions entre la vie professionnelle et la vie privée plus gravement pour les travailleurs qui supportent une « double charge » plus importante, à savoir un emploi rémunéré et des responsabilités familiales non rémunérées ; situation qui concerne principalement les femmes.

Compte tenu des risques d’isolement, de manque de soutien social, de harcèlement et de violence en ligne — là encore, principalement dirigé contre les femmes — qui l’accompagnent, le télétravail est une source de risques psychosociaux (RPS) dont l’impact sur la santé des travailleurs est direct et cumulatif. Les sources de ces risques, notamment les charges de travail élevées ou la télésurveillance, étant hors du contrôle de l’individu concerné, les mesures préventives doivent passer par une action collective.

Cela comprend des changements dans le paysage physique, social et juridique. L’élaboration et la mise en œuvre de dispositions en matière de santé et de sécurité, notamment, sont cruciales. Pourtant, en raison de la séparation binaire présumée entre l’espace public et l’espace privé, il a été difficile jusqu’à présent de plaider en faveur d’une législation concernant des sujets qui, en apparence, relèvent de l’espace « privé ».

Pourtant, malgré les défis posés par le travail à distance, les gens veulent télétravailler. Correctement organisé, il offre la possibilité de mieux concilier vie professionnelle et vie privée, notamment pour les personnes (indépendamment de leur sexe) qui assument des responsabilités familiales.

À mesure que les contrôles du lieu de travail et de l’employeur s’étendent de plus en plus au domicile, les postulats sociétaux voulant que le travail effectué dans l’espace physique du domicile soit subordonné — ou qu’il ne s’agisse pas d’un « vrai » travail — sont clairement devenus indéfendables. Une réglementation est nécessaire afin de protéger le bien-être des travailleurs à domicile, leurs conditions de travail et, de fait, leur intimité et leur capacité à séparer le travail de leur vie véritablement privée. Cette évolution pourrait entraîner des effets positifs et transformateurs non seulement sur la manière dont les (télé)travailleurs à domicile sont perçus au travail et protégés par la loi, mais aussi sur la manière dont le travail domestique non rémunéré est considéré.

Des opportunités positives

Le télétravail à domicile peut en effet défier les normes et relations de genre ancrées dans une division obsolète de l’espace social. Toutefois, des politiques et des mesures fortes sont nécessaires pour saisir les opportunités positives que celui-ci présente. Le « droit à la déconnexion » (qui a retenu l’attention au niveau européen) n’est qu’une seule mesure essentielle parmi d’autres.

Afin de prévenir les risques pour la santé physique et mentale des télétravailleurs à domicile, des obligations légales doivent être imposées aux employeurs. Elles doivent être accompagnées de ressources accrues pour en assurer l’application. Des mesures seront nécessaires pour garantir l’autonomie des travailleurs, y compris en matière d’espace et de temps de travail, pour faire en sorte que le télétravail ne profite pas principalement aux employeurs et que les télétravailleurs à domicile ne soient pas lésés en termes de conditions, de possibilités de carrière et de soutien. Les conventions collectives contribuent de manière déterminante à l’élaboration de solutions adaptées à des secteurs et des lieux de travail spécifiques.

L’intégration du genre dans la réglementation du télétravail est essentielle, y compris dans les accords-cadres pertinents. Une approche qui fait évoluer favorablement les inégalités de genre existantes et qui valorise ce mode de travail devrait également s’accompagner d’une participation égale des hommes aux soins, de politiques fortes favorables à la famille et d’investissements dans les services de garde d’enfants.

Cet article a été rédigé dans le cadre du projet « L’avenir du travail à distance » de l’Institut syndical européen, dont la publication est prévue pour le début de l’année 2023.

Cet article a initialement été publié en anglais par Social Europe.