La pandémie nous a tous familiarisés avec la "distanciation sociale". Les employeurs commencent à envisager un avenir où c'est la "distanciation contractuelle" qui deviendrait progressivement la norme.

La pandémie, malgré toutes les souffrances qu'elle a causées et les défis qu'elle a engendrés dans la vie quotidienne, a néanmoins eu un effet positif pour un nombre important de travailleurs : en Europe et ailleurs, le travail à domicile est en effet devenu une réalité pour des millions de salariés, qui les a libérés de la corvée quotidienne des longs trajets, de la toxicité de certains environnements de bureau et, en partie, de la routine monotone du "neuf à cinq". Le télétravail a offert au moins la perspective d'un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée, d'une plus grande flexibilité et d'un degré d'autonomie sans précédent.

Il n'est donc pas étonnant qu'en dépit d'un long hiver d’interminables réunions par Zoom, de séances épuisantes de "cours à domicile" et de niveaux inquiétants d'isolement social, les premières enquêtes indiquent que beaucoup ne sont pourtant pas disposés à envisager un retour complet au bureau dans le monde de l'après-pandémie. Les employeurs aussi sont de plus en plus ambivalents : si certains estiment que le télétravail est une ‘aberration‘ à corriger au plus vite, d'autres sont tentés par les économies que permet la réduction des espaces de bureaux.

Risques émergents

Des études récentes ont permis de mettre en lumière des risques associés au travail à distance – au télétravail en particulier – des risques largement imprévus, mais devenus manifestes. C'est ainsi que l'augmentation des inégalités entre les genres et la  montée des risques psychosociaux sont de plus en plus documentées comme faisant partie des risques associés au télétravail.

En revanche, on s'est moins intéressé à l'impact potentiel du télétravail, en tant que "nouvelle normalité", dans le domaine des relations de travail, et notamment à l'émergence probable de nouvelles formes de ‘distanciation contractuelle’ entre l'entreprise et son personnel " à distance ". Une étude récente de la société de conseil McKinsey devrait nous faire prendre conscience de ce danger.

Selon McKinsey, les entreprises ont " redéfini leurs politiques organisationnelles [...] pour mieux tirer parti d'une main-d'œuvre flexible et utiliser les compétences des travailleurs indépendants afin de s'adapter au monde de l'après-pandémie ". Sur les 800 dirigeants interrogés, 70 % déclarent avoir l'intention d'embaucher, après le Covid-19, davantage de travailleurs indépendants sur site et de travailleurs free-lance.

Vers une nouvelle classification des travailleurs

Toutes les entreprises ne se presseront pas pour transformer leurs travailleurs en entrepreneurs indépendants travaillant à distance. Un premier groupe de salariés, dont la taille variera selon les entreprises et les secteurs, sera probablement en mesure de profiter des avantages du travail à distance - peut-être même depuis la sécurité des "bureaux à domicile parrainés par l'employeur" - tout en continuant à bénéficier de la sécurité contractuelle et des droits du travail. Il s'agira sans doute de salariés qui possèdent des compétences "essentielles" très recherchées, difficiles à trouver, propres à l'entreprise.

Leurs employeurs voudront les garder à disposition par le biais d'accords contractuels, en leur accordant un certain degré de confiance, d'autonomie et de liberté quant aux modalités et au lieu d'exécution de leur travail, mais en échange d'une plus grande intrusion dans le contenu et le résultat de ce travail (y compris par le biais d'une surveillance et d'un contrôle numériques) et de certaines exigences d'exclusivité en termes de services. Pensons par exemple à un professeur d'université, à un avocat de renom ou à un développeur de logiciels de pointe...

Mais un deuxième groupe de travailleurs, perçus comme moins qualifiés (mais sans qu'il s'agisse nécessairement de travailleurs non qualifiés ou périphériques) et plus facilement disponibles sur le "marché" du travail, pourrait rapidement être concernés par des restructurations et des modifications contractuelles qui les amèneraient à travailler à distance, de manière plus ou moins régulière, à titre de pigistes ou d'entrepreneurs indépendants. Pensez à l'enseignant (temporaire ou non) qui donne le nouveau cours en ligne organisé par le professeur principal dont il a été question plus haut, à l'associé junior qui assiste un avocat de haut niveau ou à tous ces experts en technologies de l'information qui permettent la croissance du télétravail.

Il existe enfin un troisième groupe de travailleurs qui risquent d'être restructurés en fonction des besoins, en ne travaillent plus que sur une base intermittente ou à la demande, et qui pourraient aisément se retrouver sur des plateformes d'intermédiation, y compris sous une forme délocalisée. La gestion algorithmique a abondamment prouvé sa capacité à "découper les différentes composantes d'une production en très petits éléments et à proposer chacun d'entre eux à des "légions" de travailleurs toujours disponibles et dispersés géographiquement".

La distinction entre ce groupe et le groupe précédent, dont les membres peuvent également être poussés à effectuer des tâches "à la demande", pourrait être amenée à s’estomper. Ces groupes seront sans doute les moins bien lotis à la suite des arbitrages à opérer entre les avantages de la distanciation physique et les inconvénients de la distanciation contractuelle et de la précarisation.

Enfin, comme l’avait prédit Joseph Stiglitz dès les premiers jours de la pandémie, et comme l'a confirmé McKinsey, un certain nombre de travailleurs chargés de tâches peu qualifiées et répétitives sont de plus en plus susceptibles d'être remplacés par des robots et par l'intelligence artificielle. La main d'œuvre humaine pourrait, mais de façon cachée, rester un élément de ces processus d’ ‘hétéromation’.

Le monde du travail peut se targuer d'une longue et fière tradition qui l’a vu défier les prophètes de malheur qui prédisaient sa disparition définitive. Ceci pourrait, et devrait, être un nouvel épisode de cette longue histoire. Comme l'a récemment relevé l'Organisation internationale du travail, le ‘télétravail’ ne constitue pas une nouveauté à cet égard.

Or, cette forme de travail n'a pas été associée traditionnellement à des conditions d'emploi décentes ou sûres. Le "domicile" fait référence à un "espace privé" qui ne se prête pas à une action réglementaire de l'État, à une activité syndicale ou à un contrôle administratif.

Un changement sociétal qui favoriserait le travail à distance et à domicile pourrait néanmoins constituer une opportunité historique pour le mouvement syndical, en libérant des millions de travailleurs – du moins ceux qui ont la chance de pouvoir effectuer leur travail à distance – des excès du dirigisme managérial. Cette évolution pourrait donner un nouvel élan à l’indispensable retour à l'humain comme élément central de l'avenir du travail.

Cette libération ne correspond pas, cependant, à ce que la plupart des travailleurs à distance ont vécu au cours de la pandémie. Les premiers constats montrent que beaucoup d'entre eux ont souffert de la pression croissante exercée sur eux pour qu'ils soient disponibles en ligne quasiment en permanence, ce qui a conduit à un allongement des horaires, à une réduction des pauses et à un épuisement professionnel. Cette situation a souvent été associée à une surveillance à distance et, en particulier pour les femmes, à la prise en charge de tâches ménagères et de soins qui étaient auparavant assumées par d'autres pendant leurs heures de travail. 

Pour produire de réels effets libérateurs, les futurs régimes de télétravail doivent s’écarter rapidement de ces paradigmes du « travail confiné ». Il faut de plus que les travailleurs, les syndicats et les autorités réglementaires soient bien conscients des pièges posés par une distanciation contractuelle.

(Cet article a été initialement publié dans Social Europe)

Crédits photographiques : Jean-Paul Breyer

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