L’opportunité s'est présentée d'utiliser la législation européenne en matière de santé et de sécurité pour faire progresser les droits des travailleurs de la gig economy devant les tribunaux nationaux. 

L'Independent Workers' Union of Great Britain (IWGB) représente les travailleurs de la gig economy. Fin novembre, la Haute Cour d'Angleterre et du Pays de Galles a statué, en sa faveur, que le gouvernement du Royaume-Uni n'avait pas transposé correctement deux directives de l'Union européenne sur la santé et la sécurité au travail dans le droit national. 

La "directive-cadre" 89/391/CEE, concernant des mesures visant à promouvoir l'amélioration de la santé et de la sécurité des travailleurs au travail, constitue la pierre angulaire du régime de santé et de sécurité au travail dans l'UE, car elle énonce des principes de prévention dont les employeurs sont responsables. Parmi ces principes figurent l'obligation d'évaluer les risques sur le lieu de travail et d'adopter des mesures générales et particulières, notamment la fourniture d'équipements de protection individuelle - telle que réglementée par la directive 89/656/CEE - pour prévenir ces risques. 

Ces mesures ont toujours été importantes pour protéger les travailleurs. Mais, avec la pandémie de Covid-19, elles sont devenues essentielles pour garantir le droit fondamental à la santé et à la sécurité des travailleurs essentiels, souvent vulnérables.

Des catégories plus restreintes 

La décision de la Haute Cour a des implications spécifiques et directes pour le Royaume-Uni, mais certaines transcendent les particularités de son système juridique. Elle précise que la mise en œuvre des directives sur la santé et la sécurité qui s'appliquent aux "travailleurs" par référence à des catégories plus restreintes, comme le concept de "travailleur sous contrat de travail" dans la loi britannique sur la santé et la sécurité au travail de 1974, constitue une violation du droit communautaire.  

Le concept de "travailleur" dans le droit européen est beaucoup plus large que celui de "salarié" au Royaume-Uni et, potentiellement, que d'autres notions, également nationales, de travailleurs subordonnés standard. Il doit être interprété comme incluant les travailleurs non standard, occasionnels et de la gig economy, généralement couverts par ce que la terminologie juridique appelle le statut de "limb(b) worker", tel que défini, par exemple, dans la loi britannique sur les droits de l'emploi de 1996. 

Il s'agit d'une décision importante. Elle renforce les décisions antérieures de la Cour de justice de l'UE selon lesquelles le Royaume-Uni a enfreint le champ d'application personnel d'autres directives européennes, comme (dans l'affaire O'Brien) la directive sur le travail à temps partiel.

D'une grande actualité 

De manière plus générale, la Haute Cour s'est effectivement prononcée sur une question d'une grande actualité dans toute l'Europe : la protection du droit du travail doit-elle s’appliquer aux crowd workers ? Ces dernières années, nous avons assisté à une vague de décisions au niveau national concernant leur statut. L'Allemagne et l'Italie ont rejoint l'Espagne, la France et, dans une certaine mesure, le Royaume-Uni en requalifiant les livreurs/coursiers en tant que salariés. La décision de la Haute Cour, en donnant une interprétation définitive d'un instrument de droit européen, apporte toutefois une réponse plus structurelle et moins ad hoc à cette question controversée et donc aux modalités de réglementation du travail des plates-formes. 

Pour parvenir à ses conclusions, la Haute Cour a expliqué pourquoi la directive-cadre suggérait une interprétation large du terme "travailleur", englobant tous ceux qui relèvent de la définition large et spécifique de la CJUE. La formulation de l'article 3(b) de la directive, qui prévoit qu'une personne morale sera considérée comme l'"employeur" responsable de la santé et de la sécurité d'un travailleur lorsqu'elle a la responsabilité de l'entreprise ou de l'établissement, est un élément important. 

Cette disposition pourrait changer la donne pour les travailleurs de la gig economy : les juges ne seront plus amenés à examiner les modèles à la demande typiques du travail à la tâche, mais à se concentrer sur les responsabilités de la plateforme qui contrôle la manière dont le travail est effectué une fois que le travailleur s'est connecté. Ces responsabilités pourront résulter de la surveillance constante des livreurs/coursiers et de la capacité des plateformes à sanctionner les travailleurs dans ce qui est, à tous égard, leur lieu de travail numérique étendu. 

Stratégies de contentieux 

Cette approche implique que, dès que cette responsabilité est établie, la directive-cadre s'applique - ce qui étend aux plateformes l’obligation générale de l'employeur de garantir la santé et la sécurité des travailleurs. L'employeur doit identifier, évaluer et prévenir les risques - physiques et psychologiques - qui découlent de ce travail. Elle ouvre également la porte à l'application de toutes les directives " filles ", telles que la directive 89/656/CEE, comme l'indique le jugement de l'IWGB. 

Comme ces directives fixent des objectifs communs et visent à fournir une protection équivalente à tous les travailleurs de l'UE, cette approche intentionnelle pourrait avoir des ramifications importantes ailleurs, notamment dans le contexte des stratégies de contentieux envisagées par un certain nombre de syndicats nationaux représentant les travailleurs de la gig economy. Dans les États membres où les travailleurs de la "gig economy" sont définis comme indépendants et donc hors du champ d'application de la législation sur la SST, les syndicats nationaux pourraient envisager deux voies. 

D'une part, ils pourraient demander aux tribunaux nationaux de faire une lecture de la législation nationale qui soit conforme aux concepts généraux de "travailleur" et d'"employeur" qui ressortent visiblement de l'objectif et de la teneur de la directive-cadre. D'autre part, lorsque cette obligation d'interprétation cohérente risque de ne pas être respectée, ils pourraient soulever la question de la mise en œuvre adéquate de l'article 3 de la directive-cadre, afin d'encourager un renvoi préjudiciel devant la CJUE. Si la CJUE adopte une approche intentionnelle similaire, les dispositions de la directive seront invariablement étendues aux travailleurs de la gig economy. 

En raison de ses objectifs ambitieux en matière de protection des travailleurs, la législation européenne en matière de SST présente des avantages stratégiques distincts pour faire progresser les droits des travailleurs de la gig economy, au-delà des instruments européens traitant d'autres conditions de travail. Une fenêtre d'opportunité a été ouverte, que les juristes avisés et les syndicats déterminés devraient rapidement exploiter. 

(Cet article a été initialement publié sur Social Europe) 
Crédits photo: shironosov