En Italie, près de 7000 spécialistes, essentiellement des femmes, travaillent quotidiennement dans la restauration des œuvres d’art pour un salaire de misère. Souvent passionnées, ces travailleuses spécialisées prennent toutes les précautions pour redonner aux objets élaborés par les artistes leur nature première.
Nous sommes à Rome, dans un quartier proche du Vatican. Quand j’arrive en fin de matinée au siège de l’A.r.a. restauri, Donatella Perani n’y est pas. On me dit que le train a eu du retard et qu’elle est encore dans un taxi, Dieu sait où dans les embouteillages, mais que ce n’est qu’une affaire de quelques minutes, qu’elle va arriver. En attendant, je discute avec Francesca Farachi et Claudia Camiz, les deux femmes entrepreneurs avec qui elle travaille, dans leur bureau, au rez-de-chaussée de l’immeuble. Nous évoquons leur noble travail – l’art de la restauration – qu’elles ont commencé très jeunes, fascinées par la tâche de redonner vie à la beauté de monuments, d’églises ou de fresques appartenant à notre culture la plus profonde.
Parmi les nombreux travaux qu’elles ont menés à bien dans leur longue carrière, il suffit de citer ceux de la fontaine de Trevi, conçue au début du XVIIIe siècle par Nicola Salvi, et dont la restauration s’est achevée en 2015 après 17 mois de travail, mais aussi de nombreuses autres réalisations comme, par exemple, les restaurations des fresques des églises romaines de la Trinité-des-Monts, des Pellegrini et de l’Oratorio San Giovanni Decollato, sans oublier les statues du Pincio. "Mais aujourd’hui, tout a changé, explique la première avec amertume, les marges économiques ont été réduites et les entreprises de construction peuvent aussi participer aux adjudications. En Italie, les activités d’entretien sont peu développées et les jeunes ont tendance à se montrer individualistes, ils travaillent comme des collaborateurs qui passent d’une entreprise à l’autre."
C’est une façon de se défendre contre la précarisation, mais aussi contre le déclin du secteur, attribuable essentiellement à la crise économique durant laquelle, paradoxalement, et au fil des années, les investissements se sont effondrés dans un pays qui occupe la 19e place en Europe pour le nombre de travailleurs employés dans le secteur de la culture. À l’heure actuelle, 7000 spécialistes travaillent à la restauration d’œuvres d’art en Italie (à quoi il faut ajouter 11000 techniciens). Ils sont employés dans 800 chantiers en activité, répartis dans l’ensemble de la péninsule. La plupart sont des femmes. Ce sont des effectifs bien maigres en regard de l’ampleur du patrimoine artistique italien: 3500 musées, 54 sites inscrits au patrimoine de l’Unesco, plus de 2000 parcs archéologiques. Ces travailleurs gagnent en moyenne 1000 à 1300 euros par mois – un salaire de misère si l’on pense au niveau de leur professionnalisme et au fait qu’ils prennent soin de chefs-d’œuvre infiniment précieux de l’art et de l’architecture : des églises et des palais, des fresques, mais aussi des peintures à l’huile ou à la détrempe. L’Italie reste cependant, en raison de son immense patrimoine, et parce qu’elle est la patrie de la restauration, l’un des pays leaders du secteur. Depuis 2009, et l’adoption d’un décret-loi, l’accès à la profession suppose un diplôme universitaire, avec une formation de trois ans dispensée dans des établissements d’enseignement supérieur et des académies, ou avec une formation de cinq ans dispensée par l’Istituto Centrale per il Restauro e la Conservazione del Patrimonio Archivistico e Libraio, par l’Opificio delle pietre dure à Florence, ou bien par l’Istituto Superiore per la Conservazione e il Restauro de Rome et de Matera.
Coup de foudre pour le métier
Lorsque Donatella arrive, nous nous asseyons à l’entrée, sur un petit divan. Devant nous, une peinture sur toile est appuyée sur un chevalet tandis que spatules, râpes, pinceaux, bref tous les outils du métier, sont visibles sur les étagères et la table sur le côté. Donatella, visage rond et rose, cheveux sombres bouclés, un certain manque d’aisance dans l’expression, fait ce travail depuis trente ans, depuis qu’elle a obtenu son diplôme d’architecture à l’Institut polytechnique de Milan et qu’elle est immédiatement allée travailler dans un atelier, chez des restaurateurs à Mantoue, là où elle vit. Pour elle, cela fut comme un coup de foudre imprévu et immédiat, presque mystique: "Un jour, je suis entrée dans une église et j’ai vu ces gens, en chemise, en train de travailler, en silence, patiemment; je me suis présentée et je les ai convaincus de me prendre avec eux, et c’est ainsi que j’ai commencé deux semaines plus tard... et je n’ai plus arrêté depuis", raconte-t-elle avec enthousiasme, presque sans reprendre son souffle. "J’ai commencé par des fresques du XIVe siècle ; j’étais terrorisée, ajoute-t-elle, en évoquant les premiers pas de son apprentissage. Je finalisais 1 cm2 à l’heure, j’enlevais la pellicule, une peinture à la chaux, un enduit à la chaux dont il faut détacher la fresque et la transférer sur la toile", poursuit-elle sur un ton animé, le débit précipité.
L’historien de l’art et théoricien de la restauration, Cesare Brandi, évoquait ce travail complexe dans des termes académiques en le définissant comme "le moment méthodologique de la reconnaissance de l’œuvre d’art, dans sa consistance physique et dans sa double polarité, esthétique et historique, en vue de la transmission pour les générations futures": une responsabilité qui n’est pas mince. L’éminent spécialiste ajoutait toute-fois un élément essentiel de son point de vue : "Nous restaurons seulement la matière de l’œuvre d’art." Mais au fil du temps, d’autres théories ont voulu défendre la conception d’une "restauration innovatrice", avec l’adjonction de parties, une authentique re-création. Quoi qu’il en soit, il s’agit de quelque chose qui concerne toujours aussi, et directement, l’aspect artistique, la connaissance, avant même l’habileté manuelle de l’artisan, alors que l’entretien et la restructuration sont des opérations qui portent davantage sur les aspects superficiels et structurels d’une œuvre artistique ou architectonique. Le restaurateur cherche, au contraire, obsessionnellement, à remettre l’objet dans sa nature première. D’aucuns ont pu faire prévaloir à certains moments une idée d’amélioration et de réévaluation, mais il s’agit toujours d’une opération impossible: à la fin, l’objet sera de toute manière autre chose, il sera différent de l’original, un peu comme lorsqu’on traduit une œuvre d’une langue à l’autre – il y a toujours une manipulation de la matière.
Économiser sur les matériaux ou les gens
Donatella dit que son travail le plus précieux, elle l’a accompli à Mantoue, dans la chapelle Cantelma de la basilique Saint-André: "Il y a des décorations murales et des pierres tombales, et la voûte décorée par des rosaces: j’y ai travaillé quatre mois."
Gianluigi Colaucci, l’un des plus grands restaurateurs italiens, a affirmé que "chaque restauration est, dans une certaine mesure, unique. Les solutions techniques peuvent se répéter, mais chaque œuvre dans sa complexité et dans sa globalité exige des interventions spécifiques et originales". Selon lui, il est nécessaire de "pénétrer autant que possible dans l’œuvre, en la connaissant et en l’analysant, en étudiant l’auteur et son histoire, en mémorisant les détails et en prenant des notes pour l’avenir".
Donatella et moi, nous continuons à discuter et lorsque je lui demande quelle est aujourd’hui la situation de ceux qui ont choisi ce métier, elle me confirme qu’il s’agit d’un travail précaire et sous-payé. "Par l’entremise de la sous-traitance, on peut attribuer jusqu’à 40% du travail à des tiers. Les plus jeunes gagnent très peu, certains même moins de mille euros; moi, de mon côté, je parviens à arriver à deux mille" dit-elle avec un air de satisfaction. "Aujourd’hui, on gagne moins qu’auparavant. La politique de la 'remise maximale' dans les appels d’offres a quelque chose de terrifiant : ou bien on économise sur les matériaux, sur les matières premières, ou bien on économise sur les gens." C’est une règle figurant dans le décret "déblocage des chantiers", converti en loi en juin 2019, qui exprimait une volonté bien affirmée du gouvernement réunissant alors la Ligue et le Mouvement 5 étoiles. Dans les faits, cette disposition a réduit la qualité des interventions, favorisé les malversations et le travail au noir, et mis en péril la sécurité et le respect de l’environnement. Il existe pourtant des contrôles.
"Le contrôle de la qualité se fait au départ, explique Donatella, il est effectué par la Surintendance, qui peut exiger des modifications importantes. Et puis, il y a des inspections périodiques en cours de route, pour contrôler l’état d’avancement des travaux." On ne plaisante pas avec le sérieux de l’entreprise. "C’est un travail qui ne pardonne pas si l’on ne produit pas en respectant les délais de consolidation des mortiers." Tout dépend de l’exécution correcte de chaque opération. Donatella poursuit son raisonnement, comme si elle se parlait à elle-même, de manière mnémotechnique: "Nettoyage, consolidation, enlèvement des jointoiements." Mais tout commence bien avant, quand il faut évaluer ce qu’elle appelle "l’état de santé" de l’oeuvre à restaurer. Alors, comme un médecin attentionné, on fait l’analyse visuelle, on tape avec le doigt sur une surface de plâtre, par exemple, puis l’on passe aux analyses chimiques pour disposer de toutes les informations qui permettent de formuler une hypothèse d’intervention.
Souvent, la restauration d’œuvres emblématiques, comme la Dernière Cène de Léonard de Vinci, par exemple, s’avère extrêmement complexe. À l’époque, le génial artiste avait utilisé une technique de détrempe à sec, incapable de maintenir la couleur sur le mur. Du coup, lorsque la restauratrice Pinin Brambilla Barcilon a voulu réaliser une intervention décorative, elle fut confrontée à ce qu’elle a appelé "un amalgame pictural complexe", et il lui fallut 22 ans pour terminer ce travail. Elle n’y parvint qu’en utilisant les premiers modèles de microscope à balayage, capables d’agrandir deux mille fois les dimensions réelles. À la fin des années 1980, la restauration des fresques de Michel-Ange à la Chapelle Sixtine suscita l’irritation et les critiques acerbes de l’expert américain James Beck, spécialiste de l’art de la Renaissance et fondateur du groupe de pression ArtWatch International qui entend combattre les pratiques irresponsables dans le monde de l’art. De son côté, Andy Warhol écrivit au pape Jean-Paul II en lui demandant d’arrêter les travaux. "À cause des techniques adoptées, caractérisées par un nettoyage, une intégration avec desaquarelles et des gouaches et des finitions avec des pigments de vernis qui produisent une atténuation et une homogénéisation des tons, les tableaux restaurés se ressemblent tous. Il existe entre eux une harmonie: tous parlent un langage moderne, le langage de la restauration. L’intervention est clairement visible", écrivit-il sur un ton polémique.
Pour la statue en plâtre de la Danseuse aux cymbales d’Antonio Canova, mutilée par un obus tiré par un canon autrichien pendant la Première Guerre mondiale, et conservée à Trévise dans l’aile Scarpa de la gypsothèque de Possagno, les bras ont fait l’objet d’une reconstitution obtenue par un balayage en 3D, exécuté sur une copie que l’artiste avait réalisée pour l’ambassadeur russe à Vienne, Andreï Razoumovski, et qui aujourd’hui se trouve au musée Bode à Berlin. La marge d’erreur, imperceptible pour l’œil humain, est de 0,05-0,1 millimètres. On a ainsi créé un "faux authentique", si l’on peut utiliser cet oxymore, reconstitué grâce aux instruments électroniques les plus sophistiqués.
“La plus belle partie du travail, c’est le contact avec la matière”
Chaque restauration est en fait une exploration. C’est comme si l’on découvrait le trésor d’une civilisation engloutie, comme si l’on voyait une œuvre d’art antique surgissant à une autre époque, la nôtre, l’époque contemporaine. La restauration est un moyen de lui redonner une seconde vie, tout en étant une trahison inévitable et délibérée. Pour Donatella, il s’agit du plus beau moment de son travail. "J’aime étudier le processus de nettoyage, dit-elle. C’est là que que l’on fait des découvertes", explique-t-elle avec enthousiasme, le regard brillant. "On tombe sur un fragment antérieur, on l’élargit, on l’élargit, et puis on découvre tout ce qui se cachait en dessous", ajoute-t-elle, emportée par son récit. Elle me fait ainsi comprendre qu’elle nourrit un rapport physique, sensuel, avec l’œuvre d’art à restaurer: "La plus belle partie du travail, c’est le contact avec la matière", précise-t-elle. Elle se souvient ainsi d’un visage barbu, celui d’un Christ, "dont les cheveux étaient dessinés avec une incroyable finesse de trait", souligne-t-elle. "Quand je l’ai vu, j’ai immédiatement pensé à l’école de Giotto." Elle évoque encore son travail dans les environs de Mantoue, peut-être dans la petite sacristie de Castel Goffredo, ou bien en Ligurie, sur la Riviera du Levant, lorsqu’à Ospitalia del Mare, elle découvrit une scène de chasse, "merveilleuse" dit-elle, en se faisant un plaisir de détacher les syllabes de ce mot avec lenteur. Tous ces moments sont pour elle des instants magiques, irremplaçables, des instants de véritable béatitude. Autrement, le travail, c’est le travail, et dans son domaine, il est presque toujours l’affaire des femmes.
"Mais les chefs de chantier sont tous des hommes", ajoute-t-elle. Le conflit entre les sexes est inévitable, surtout quand sur les chantiers arrivent les maçons qui dictent leur loi dans un monde du travail pénible et dangereux, caractérisé par la fréquence élevée des accidents. "Ils nous contredisent systématiquement, uniquement parce que nous sommes des femmes... Comme si les femmes ne pouvaient rien comprendre à leur monde, au monde de la construction." Pour travailler, les restauratrices sont contraintes de grimper sur des échafaudages, tout en transportant des sacs de chaux ou de sable de 25 kg (alors qu’à l’étranger, ils ne pèsent que 15 kg). "C’est un élément qui a des conséquences importantes en termes de sécurité. Les maçons nous traitent de froussardes, mais je vous assure que travailler debout sur une planche, à 5 m de haut, sur des échafaudages, en escaladant la structure extérieure, cela n’a rien de facile." Au début, elles devaient se soumettre à leurs règles: "Les maçons sont téméraires, ils aiment tenter le diable." Elle explique qu’il s’agit d’une sorte de jeu viril, qui amène insidieusement à prouver son courage, et où "celui qui respecte les règles est mal vu et est considéré comme un froussard". Mais aujourd’hui, il y a davantage de prise de conscience, selon elle, surtout dans les chantiers du Nord, ceux où elle travaille davantage et qu’elle connaît mieux. "La sécurité a un prix: il faut suivre des cours, se tenir continuellement à jour." Sur cette question, elle ne transige pas, elle écrit tout noir sur blanc et elle établit précisément le Plan opérationnel de sécurité (POS), en répertoriant toutes les personnes qui travaillent sur le chantier, et en précisant le niveau de formation de chaque travailleur pris individuellement.
Quand, avec Donatella, nous revenons ensemble dans le bureau, Claudia et Francesca sont en train de préparer des documents pour une adjudication. "À l’heure actuelle, la paperasserie nous fait perdre du temps pour le véritable travail, alors même que l’on investit moins dans les biens culturels, dit la première, sur un ton découragé. C’est comme si l’on ne comprenait pas que le tourisme et la protection des biens culturels vont de pair." Sa collègue retourne le couteau dans la plaie en soulignant une dérive: "La qualité du tourisme est en baisse : le touriste coréen qui fait un selfie devant une statue n’est pas intéressé par la beauté de la sculpture: tout ce qui compte, c’est lui-même, le fait de sa propre présence sur les lieux." Je me prends alors à penser qu’en effet on photographie au lieu de regarder. C’est le touriste aliéné dont parle Marco D’Eramo dans un livre très important, Il selfie del mondo (Feltrinelli), inspiré par la nostalgie du voyage authentique dans le monde inauthentique, dont il est une partie essentielle.
Un restaurateur peut faire plus de dégâts qu’un bombardement
Avant que nous nous quittions, Donatella Perani me dit encore que pour le moment elle travaille à la consolidation des fresques murales d’une villa située aux portes de Mantoue, après avoir durant des années beaucoup travaillé dans la région du Val d’Aoste et à Milan, avec toujours la même rigueur dans la recherche de la forme la meilleure, "en adoptant les procédures les plus efficaces." Mais dans ce domaine sévissent également de nombreux restaurateurs abusifs et autres charlatans. Comme le soulignait avec sévérité Federico Zeri, le plus excentrique des historiens italiens de l’art, dans son livre Derrière l’image: conversation sur l’art de lire l’art, "la restauration a été l’un des fléaux de ces 200 dernières années. Un restaurateur peut faire plus de dégâts qu’un bombardement, parce que quand le tableau n’est pas complètement détruit, les éclats des bombes peuvent certes l’abîmer, mais un seul fragment resté intact permet malgré tout la lecture du style. Le restaurateur, au contraire, écorche complètement le tableau et, en supprimant la couche finale, rend impossibles l’analyse et l’interprétation formelle. (...) Un souffle suffit pour détruire certains peintres, en particulier ceux du XVIe siècle, qui exécutaient leurs tableaux, non pas à l’aide d’une peinture épaisse comme dans le cas des Vénitiens, mais avec des glacis d’à peine un millimètre, comme c’est le cas chez Pontormo ou chez Rosso Fiorentino, et plus encore chez Fra’ Bartolomeo et Mariotto Albertinelli. Une fois que ces œuvres ont été ainsi abîmées, il n’y a plus rien que l’on puisse faire pour les réparer. (...) Les dommages provoqués par l’usure du temps sont bien moindres que ceux provoqués par les restaurateurs." Mais ceci est une autre histoire...•