Comme l’amiante au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, le glyphosate est au centre de débats qu’on ne peut décrypter qu’en prenant en considération de multiples facettes.

Son interdiction est exigée par de nombreuses mobilisations : des mouvements paysans, des syndicats, des organisations de défense de l’environnement et de la santé. Elle a déjà été décidée au Vietnam et en Thaïlande. Des mesures d’interdiction partielles ont été adoptées dans de nombreux pays. Le Luxembourg est le premier pays de l’Union européenne à avoir instauré une interdiction complète à partir du 31 décembre 2020.

Où réside la force des défenseurs du glyphosate? Les énormes profits engrangés par son principal producteur historique Monsanto constituent le point de départ. La production mondiale a été multipliée par cent entre 1974 et 2014. C’est le principe actif des herbicides les plus utilisés dans le monde.

Le glyphosate est un herbicide total. On le trouve dans les cultures de céréales, dans les plantations fruitières, dans la production de coton ou de canne à sucre, dans la culture du soja, etc. À différentes phases: de la préparation des sols avant de semer jusqu’à la phase immédiatement préalable à la récolte de manière à accélérer la maturation des plantes.

Le succès commercial du glyphosate n’explique pas tout. Dès les années 1990, Monsanto a mis au point des plantes génétiquement modifiées qui résistent au glyphosate. Il a déposé des brevets sur des semences de soja, de colza et d’autres plantes commercialisées. Il y avait là une stratégie d’intégration entre deux activités: celle de semencier et celle de producteur de pesticide. Cela passait par le développement d’un rapport de dépendance chez les agriculteurs: l’achat de semences OGM (organismes génétiquement modifiés) impliquant le recours de plus en plus massif à des pesticides.

Aujourd’hui, quatre groupes dominent ce double marché. Trois sont issus de fusions récentes: Bayer a racheté Monsanto en septembre 2016, la fusion entre Dow Chemical et DuPont a donné naissance en 2019 à Corteva, un groupe spécialisé dans les semences et les pesticides et ChemChina a absorbé Syngenta en 2017. S’y ajoute la multinationale allemande BASF. Au niveau mondial, l’agrochimie est dominée par cet oligopole à quatre têtes. Cela décuple sa capacité d’influencer, de manipuler et au besoin de corrompre. Historiquement, chacune de ses composantes a une tradition d’osmose avec le pouvoir politique dominant, y compris pendant les moments les plus tragiques de l’histoire. Bayer et BASF étaient unis au sein de l’IG-Farben sous le régime hitlérien, Dow et Monsanto se sont illustrés comme producteurs de l’agent orange pendant la guerre du Vietnam, Chem-China symbolise la conversion au capitalisme des élites du parti communiste chinois.

Face à ce quatuor empoisonné, les quinze dernières années voient émerger des forces qui exigent l’interdiction du glyphosate. Au départ, il y a des associations de victimes, des syndicats d’ouvriers agricoles ou des mouvements de défense de l’environnement. Leur action stimule la recherche scientifique indépendante. Peu à peu s’accumule un ensemble impressionnant d’études sur les dommages pour la santé humaine et pour l’environnement. Alors que les législateurs restent généralement passifs, les juges décident d’intervenir. C’est aux États-Unis que la pression judiciaire s’exerce de la manière la plus convaincante. Au rythme des procès, l’action Bayer s’écroule. En mars 2019, le groupe ne vaut plus que 52 milliards d’euros, moins de la moitié de son évaluation boursière au moment de l’absorption de Monsanto. En juin 2019, Bayer annonce vouloir investir cinq milliards d’euros pour trouver des alternatives au glyphosate.

Cette contestation croissante met à nu les biais structurels dans la régulation des pesticides. Tant dans l’Union européenne que dans les autres parties du monde, des agences de régulation évaluent les risques et préparent les décisions politiques d’autorisation ou d’interdiction. Ces agences ont en commun de demander aux industriels de fournir les éléments du dossier. C’est ainsi que l’essentiel des ressources disponibles en toxicologie sont mises au service des producteurs de risque. Ce conflit d’intérêts est masqué par des règles procédurales lourdes qui rendent le processus très peu transparent.

Dans le cas du glyphosate, la déformation systémique du processus de régulation a pris des formes presque caricaturales. Dès 2015, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), une agence intergouvernementale créée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui ne joue aucun rôle dans la régulation, a pu établir que le glyphosate était un agent cancérogène probable pour l’être humain. Qu’importe. Les agences de régulation des deux côtés de l’Atlantique continuent à décréter de manière imperturbable que le glyphosate ne cause pas de cancer. En décembre 2017, malgré une grosse polémique, la Commission européenne renouvelle l’autorisation de mise sur le marché du glyphosate pour une durée de cinq ans.

Les épisodes récents fourniraient la trame d’un roman policier. En 2017, la publication des "Monsanto Papers" par le quotidien français Le Monde montre que l’entreprise pratiquaient le "ghostwriting". Elle faisait écrire par ses employés des papiers destinés à semer le doute sur les dangers du glyphosate. Elle faisait ensuite signer ces articles par des scientifiques prétendument indépendants. En mars 2019, le Tribunal de la Cour de justice de l’Union européenne a annulé les décisions de l’Agence européenne de sécurité alimentaire (EFSA) refusant l’accès aux études de toxicité et de cancérogénicité du glyphosate. Leur examen réservait une surprise de taille. En février 2020, le toxicologue Christopher Portier réanalyse les résultats des tests qui ont justifié l’autorisation du glyphosate en Europe, il y découvre trente-sept cas d’augmentation d’incidences de tumeurs parmi les animaux testés. Pour lui, les agences de régulation auraient dû reconnaître "la capacité du glyphosate à provoquer des cancers chez les animaux de laboratoire". Cerise sur le gâteau, un des laboratoires allemands utilisés par Monsanto pour trois de ces tests est au centre d’un scandale suite à un reportage de la télévision allemande ARD diffusé le 15 octobre 2019. Une ancienne employée témoigne: "Si les résultats ne répondaient pas aux attentes, on me demandait de les améliorer."

Au-delà des scandales, la question du glyphosate montre à quel point il est impossible de mener une politique de santé publique sans démocratie et que celle-ci ne se limite pas à des élections périodiques. C’est à travers les mobilisations sociales et la prise en main de leur vie par les couches dominées que la démocratie peut surgir et aboutir à des systèmes de régulation des risques où la vie humaine pèse plus que les profits des entreprises•.

Editorial ETUI

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