Considérée par beaucoup comme une maladie du passé, la silicose, une maladie pulmonaire progressive et incurable reparaît à une échelle alarmante parmi les ouvriers qui fabriquent et qui installent les plans de travail en pierre artificielle dans les cuisines et les salles de bain. La réapparition de la silicose dans des économies développées, où comme autrefois de jeunes ouvriers meurent d’une maladie pourtant complètement évitable, pose la question : où le bât blesse-t-il ?
Bob, un ouvrier de 41 ans, a été orienté vers notre clinique des maladies professionnelles de l’hôpital universitaire de Louvain (Belgique) par son pneumologue. Il se plaignait d’une toux sèche, mais ses examens fonctionnels pulmonaires ne montraient pas d’anomalie. Pourtant, lorsque nous avons vu l’image de son scanner thoracique, nous avons été frappés par la présence de nombreux points blancs sur l’ensemble de ses poumons, typique de la silicose. Comment cet homme avait-il contracté cette maladie à un si jeune âge et d’où pouvait venir la poussière de silice qui en était la cause ?
Bob travaillait depuis une dizaine d’années dans une petite entreprise (deux personnes) qui produisait et installait des plans de travail de cuisine en pierre artificielle, un métier qui n’est pas traditionnellement associé au risque de silicose. Il nous a cependant indiqué qu’il fabriquait des plans de travail en mélangeant de la résine époxy, du gravier, du sable, des pigments et de la farine de silice. Une fois les plans durcis, il les meulait et les polissait, ce qui l’exposait probablement encore à la poudre de silice, puisque l’élimination des poussières ne faisait pas l’objet de mesures adéquates dans l’atelier. Son examen annuel par la médecine du travail ne prévoyant pas de radiographie, il n’avait jamais su qu’il se passait quelque chose dans ses poumons. Nous avons ensuite découvert que le collègue de Bob connaissait également des problèmes respiratoires. Lorsque nous l’avons invité pour une consultation, il nous a déclaré qu’il prenait un traitement contre l’asthme depuis trois ans, mais sans que cela ait atténué ses symptômes. Lorsque nous avons vu son scanner, la ressemblance avec l’image de son collègue était flagrante: lui aussi était sans nul doute atteint par la silicose.
La silicose : un mal très contemporain
La silicose, une maladie professionnelle connue depuis des siècles, demeure un problème sanitaire mondial, qui touche principalement les pays à revenu faible ou moyen. Aux États-Unis, en Australie et en Europe, la prévalence de la silicose a décliné au cours des dernières décennies grâce à de meilleures stratégies de prévention, mais aussi dans une large mesure parce qu’une bonne part des industries les plus dangereuses, telles que les mines, ont fermé ou ont été délocalisées vers les pays du Sud. C’est la raison pour laquelle de nombreux Européens croient que la silicose a été éradiquée, mais elle n’a jamais complètement disparu. On estime qu’au sein de l’Union européenne, cinq millions de travailleurs sont potentiellement exposés à de la silice cristalline respirable de manière régulière. Les personnes qui travaillent dans les carrières, les mines, les fonderies, la taille de pierres, la construction, les travaux routiers, le sablage, la céramique sont les plus exposées.
La silicose reparaît régulièrement, à la faveur de l’émergence de nouvelles industries ou de l’introduction de nouveaux processus. L’une des pires flambées de silicoses parmi les plus récentes a eu lieu en Turquie, parmi les ouvriers qui sablaient le denim des jeans pour leur donner un aspect délavé. Le sablage était principalement réalisé par des hommes jeunes, dans des lieux de travail clandestins et sans aucune protection: ils étaient donc gravement exposés à la poudre de silice et connaissaient des taux de silicose, et de décès, extrêmement élevés. Ces découvertes ont conduit à une interdiction de ce procédé par la Turquie en 2009. La production et les conditions de travail qui l’accompagnent se sont depuis déplacées vers des pays comme la Chine, le Bangladesh, l’Inde et le Pakistan.
Or la réémergence de la silicose dans le secteur des plans de travail en pierre artificielle au cours des dix dernières années a été signalée dans des pays aussi divers que l’Australie, la Belgique, la Chine, l’Espagne, les États-Unis, Israël et la Nouvelle-Zélande. Le marché des plans de travail est en plein essor depuis les années 2000. De nombreux consommateurs préfèrent ces pierres artificielles aux pierres naturelles, dont elles sont impossibles à distinguer : moins chères, elles sont disponibles dans de nombreux coloris et motifs. La pierre artificielle se compose du mélange d’un matériau de remplissage et d’une résine synthétique, qui est ensuite moulé en plaques et thermodurci. Dans la plupart de ces pierres, le matériau de remplissage est une mouture de pierre contenant un fort pourcentage de silice cristalline (quartz ou cristobalite). La teneur en silice de la pierre artificielle dépasse généralement les 90 %, bien plus que la plupart des pierres naturelles comme le marbre (3%) ou le granite (30 % en moyenne). Les producteurs vendent ensuite les pierres à des ateliers de fabrication (en général de très petites entreprises) qui coupent les plaques à la taille requise pour équiper les cuisines et les salles de bain des clients.
Négligence d’une entreprise en Espagne
En Espagne, le plus gros producteur de ces plans de travail est Cosentino, un mastodonte dont le chiffre d’affaires est proche du milliard d’euros. En 2009, le syndicat Comisiones Obreras (CCOO) a été le premier à alerter les médias que l’un de ses adhérents, un tailleur de pierre de 29 ans, avait reçu un diagnostic de la silicose après seulement cinq ans de travail sur des pierres artificielles. Il était employé dans l’un des petits ateliers, les "marmolerías" qui s’occupent de la taille, du perçage et du polissage des pierres de Cosentino avant qu’elles ne soient installées chez les consommateurs.
Dans une "marmolería" traitant les pierres de Cosentino dans la ville portuaire de Huelva, la silicose a été diagnostiquée chez neuf ouvriers entre 2009 et 2010. Elle était même assez avancée pour causer la mort de deux d’entre eux. En 2019, deux des directeurs de l’entreprise, un technicien de prévention et un médecin du travail de la FREMAP, une mutuelle collaboratrice de la sécurité sociale, ont été condamnés à un an et trois mois d’emprisonnement pour avoir causé, par leur négligence, le décès de deux personnes et des dommages corporels à sept autres. Le tribunal a conclu que le médecin du travail affecté à l’entreprise par la FREMAP n’avait pas appliqué les protocoles de veille sanitaire obligatoires.
Cosentino a toujours nié toute responsabilité dans la manière dont étaient mis en œuvre les matériaux dans les petits ateliers auxquels la société confiait son produit. Toutefois, un jugement du tribunal pénal de Bilbao, confirmé en appel par la Cour provinciale de Biscaye en 2017, a conclu qu’en tant que fabricant des pierres artificielles, la société portait conjointement la responsabilité de la maladie de plusieurs de ces ouvriers des marmolerías, car elle ne les avait pas informés du risque associé à la manipulation de ses produits. En outre, des ouvriers de l’usine même de Cosentino ont également développé la silicose, avec encore des cas identifiés très récemment, fin 2019. Selon le syndicat Comisiones Obreras, plus de 700 ouvriers du secteur de la pierre artificielle ont été touchés par cette pathologie.
La silicose diagnostiquée chez de jeunes ouvriers australiens
L’Australie ne compte aucune industrie de fabrication de pierre artificielle, toutes les pierres sont importées. Le pays n’en a pas moins connu une poussée de silicose de grande ampleur. En 2018, le programme d’actualité 7.30 a porté la crise en cours à l’attention du grand public en se faisant l’écho de la situation de M. Nick Lardieri, un jeune père frappé par la silicose à l’âge de 35 ans5. Sous la pression de la population, la ministre du Travail et des Relations industrielles a interdit en septembre 2018 la taille à sec sans protection de la pierre artificielle. L’inspection du travail a expertisé 138 entreprises utilisant de la pierre artificielle et a rendu 552 notifications relatives à la prévention inadaptée et à l’absence de surveillance de la santé des ouvriers.
Dans le même temps, le gouvernement de l’État du Queensland a lancé un programme de dépistage auprès des ouvriers travaillant avec la pierre artificielle. Les résultats donnent le vertige: un ouvrier examiné sur huit était porteur de la silicose sans le savoir. Pire : la forme la plus grave de silicose, la pneumoconiose compliquée, dont le pronostic est très sombre, a même été diagnostiquée chez quinze d’entre eux. Plus troublant encore, selon de nombreux rapports, l’âge moyen des ouvriers dépistés serait inférieur à 40 ans. Ils auraient contracté la maladie après seulement dix à quinze ans de travail comme tailleurs de pierre. Ainsi, nous voyons se développer la silicose chez ces ouvriers bien plus rapidement que dans d’autres secteurs, comme les mines. Le plus jeune de ces ouvriers dépistés avait à peine 23 ans et travaillait dans ce secteur depuis seulement six ans.
L’urgence d’agir
De nombreux ouvriers de la pierre artificielle ont été exposés à de dangereuses concentrations de silice pendant des années sans protection idoine. Apparemment, personne n’en avait conscience jusqu’à ce que la poussière se soit suffisamment accumulée dans leurs poumons pour causer des formes aiguës de silicose et faire apparaître le problème au grand jour. Cela signifie que la prévention a échoué à de multiples niveaux. Les fabricants doivent assumer les conséquences de la production et de la commercialisation de pierre artificielle contenant de la silice sans évaluation préalable des risques et sans information appropriée des ouvriers et des petites entreprises de taille de pierre. Pendant ce temps, les organismes chargés de la prévention sur le lieu de travail n’étaient pas conscients de ces conditions, car ils n’effectuent que rarement des visites dans ces entreprises. Dans de nombreux cas, les ouvriers exposés à la silice ne sont pas soumis à des contrôles médicaux, même dans les pays où ces examens sont pourtant obligatoires.
Nous devons donc agir, et vite, pour améliorer la prévention dans ce secteur. Les simples masques à poussière sont complètement inefficaces pour protéger ces ouvriers. La ventilation par aspiration dans les locaux et les méthodes de travail à l’humide peuvent réduire l’exposition à la poussière, mais les études ont montré que ces mesures ne permettent pas de réduire les concentrations de silice cristalline respirable à des niveaux sans danger. Cela signifie qu’il conviendrait de faire un pas supplémentaire et d’interdire les pierres artificielles à forte teneur en silice, une approche proposée par les Comisiones Obreras et par plusieurs pneumologues. La pierre artificielle peut être fabriquée avec d’autres matériaux de remplissage contenant moins de silice comme le verre recyclé et les pierres naturelles. L’interdiction de la taille à sec, comme il a été décidé dans le Queensland, peut compléter les mesures préventives, mais ces solutions n’ont de sens que si des inspections du travail aux effectifs suffisants peuvent les faire appliquer, ce qui n’est pas le cas dans de nombreux pays.
Outre la prévention, il est essentiel de procéder à un dépistage auprès de tous les ouvriers qui ont été exposés à la silice. L’expérience australienne a en effet montré qu’en l’absence de dépistage, le problème peut passer inaperçu pendant de nombreuses années et les ouvriers peuvent ne recevoir un diagnostic qu’une fois parvenus à un stade avancé de la maladie. Car si vous ne recherchez pas activement la silicose, vous ne la trouverez pas. En octobre 2019, la société des radiologues d’Australie et de Nouvelle-Zélande (Royal Australian and New Zealand College of Radiologists) a publié ses nouvelles recommandations, selon lesquelles le dépistage de ces ouvriers devrait être réalisé par scanner, une technique désormais accessible dans de nombreux pays.
Nombre de médecins généralistes et pneumologues paraissent avoir oublié cette pathologie, ce qui a conduit à de multiples retards et diagnostics erronés avant d’identifier la silicose. Il convient d’alerter la population sur la crise actuelle. Dans l’idéal, les médecins devraient avoir accès aux antécédents d’exposition de chaque ouvrier venu les consulter. Bien que techniquement faisable, aucun pays européen n’a mis en place un tel système national.
Nous ne connaissons pas encore la véritable ampleur de ce phénomène, mais la tragédie des ouvriers, notamment des jeunes, qui tombent malades et qui meurent d’une pathologie pourtant totalement évitable devrait alerter toutes les parties concernées et les pousser à agir•.