Jusqu’où peut-on se faire bousculer au nom de l’art? Quel est l’impact des réseaux sociaux sur la carrière des chanteurs ? Peut-on lier sa passion pour le chant à un intérêt pour les sonorités émises dans d’autres langues ? Peut-on demander à des sans-papiers de nous apprendre à chanter dans leurs langues ? HesaMag s’est inséré parmi les migrants au cœur de la chorale de Lucy Grauman dans le quartier populaire de Bruxelles pour une rencontre et discussion avec cette artiste, chanteuse et thérapeute au sujet des conditions de travail dans le milieu des chanteurs professionnels.
Un jeudi soir habituel, au cœur des Marolles, ce quartier populaire et historique à l’ombre de l’imposant Palais de justice de Bruxelles, une chorale mixte d’une trentaine de musiciens s’acharne sur le refrain d’une danse hongroise à propos de curieux "petits mouchoirs aux quatre coins brodés". Et un, deux... la troupe se met à chanter :
"Kiskendő, nagykendő símára
van vasalva.
Mind a négy sarkába a babám neve van varva.
Egyik szőke, a másik barna,
a harmadik csuda szép.
Megállj te, csuda szép majd eszedbe jutok még."
La chorale de musiciens amateurs largement dominée par des femmes, dont certains membres seraient des migrants sans papiers, suit gentiment à la baguette le rythme et la tonalité dictés par la cheffe de chœur et chanteuse professionnelle Lucy Grauman. Cette dernière accompagne le groupe au piano dans une salle de répétition mise à disposition par le centre culturel Bruegel lié à la Ville de Bruxelles.
"Attention, ici c’est plus difficile car cela se chante 'nedj' comme dans Juncker mais vous pouvez le prononcer un peu à la flamande", s’amuse madame Grauman en distillant sa bonne humeur auprès des musiciens tout en pratiquant sa passion pour son instrument favori : la voix.
"N’est-ce pas presque toujours merveilleux d’écouter quelqu’un qui chante quelque chose et qui la chante avec son cœur?", nous fait remarquer Lucy Grauman lors d’un débriefing post-répétition. La discussion tourne vite autour des conditions de travail des artistes dans le milieu du chant et de la danse. Elle évoque l’impact du mouvement #MeToo1 sur les femmes artistes et chanteuses qui commencent, sur des pages privées à travers les réseaux sociaux, à relater leurs expériences. "J’ai surtout lu des situations d’humiliation, d’abus... pas nécessairement des cas de viols ou de choses comme ça, mais plutôt des mauvais traitements principalement dans le monde de la danse. On remarque souvent des comportements ambigus, abusifs vis- à-vis des jeunes femmes ou de jeunes filles de la part des chorégraphes masculins. On retrouve souvent ces cas dans le monde des auditions, des castings pour des rôles dans les films ou des pièces de théâtre. Un réalisateur ou un metteur en scène est quelqu’un qui a un rapport de pouvoir gigantesque sur la personne qui veut chanter ou jouer. Jusqu’où ira- t-il en utilisant ce rapport de force? Jusqu’où cela reste du travail et quand cela devient de la manipulation ?", s’interroge-t-elle.
La réponse à cette question est assez difficile lorsqu’on tient compte du fait que chaque artiste est à la recherche de l’excellence dans sa passion pour la culture. N’est-il pas courant d’entendre qu’un chef d’orchestre ou un réalisateur pousse à bout une actrice pour qu’elle fasse ressortir une émotion particulière sur scène ? "Je pense effectivement qu’avant j’étais vraiment prête à beaucoup de choses pour pouvoir chanter encore mieux ou avoir des opportunités intéressantes. J’ai subi quelques coups durs dans une production où je me suis sentie affaiblie et complètement débranchée. Je n’ai pas pu me défendre artistiquement et je n’arrivais plus à m’accrocher à cette exigence de la perfection permanente. Pourtant dans un autre contexte, à un autre moment, ce n’était pas un travail inintéressant pour une chanteuse professionnelle. On était dans un opéra contemporain avec une équipe sympa. Mais je me suis rendu compte que je ne m’amusais plus tout simplement et je commençais à faire le décompte du genre, on avait un total de dix-neuf spectacles et je me disais qu’il n’en restait plus que treize. J’avais juste hâte de rentrer à la maison. Donc là, je me suis dit c’est fini, je n’ai plus le plaisir nécessaire pour continuer ce travail. En 2001, j’ai eu un déclic. Je me suis dit je ne veux chanter que des choses que j’aime avec les gens que j’aime, pour des gens que j’aime", explique Lucy Grauman.
Pourtant, le parcours de cette chanteuse professionnelle d’origine irlandaise n’a rien d’un long fleuve tranquille. Dès les années 1970, elle commence à étudier le chant et manifeste son envie de faire du théâtre. Elle entre en contact avec un courant artistique alternatif qui s’intéresse à l’art contemporain, l’art expérimental et la musique improvisée. "On tentait d’innover en projetant de la musique sur ma robe qui se transformait en écran", se souvient-elle. Elle poursuit son éducation du chant en suivant des cours de musique classique au Conservatoire royal de Bruxelles et elle commence à décrocher ses premières collaborations dans les années 1980 au sein de l’ensemble vocal de la radio-télévision belge (RTB et BRT). Comme choriste dans cet ensemble vocal, elle a l’occasion de chanter pour l’enterrement du roi Léopold III, pour le mariage de la princesse Astrid, pour la reine Fabiola, etc. Elle chante aussi pour des émissions télévisées à la suite d’Adamo ou d’Enrico Macias. Fin des années 1980, elle rencontre Marianne Pousseur, fille du compositeur belge Henri Pousseur, avec laquelle elle travaillera notamment avec Michel Butor, sur des compositions classiques de Pousseur, Boulez, Berio, Stockhausen ou encore sur John Cage. En 1994, alors que personne ne semble intéressé, elle décide de donner des cours de chant à des danseurs à la célèbre école de danse contemporaine PARTS (Performing Arts Research and Training Studios) à la demande d’Anne Teresa De Keersmaeker. Aujourd’hui, Lucy Grauman se partage entre deux boulots: musicienne et thérapeute dans un planning familial.
Stop à la compétition et l’obsession de la performance
Bien qu’elle affiche une liste impressionnante de prestigieuses collaborations professionnelles, Lucy Grauman critique clairement la domination de l’esprit de compétition. "Le monde artistique est tellement rude aujourd’hui. Quand j’avais 25 ans, ce n’était pas trop difficile de trouver du travail dans des chœurs, à l’opéra ou ailleurs. Il y avait des opportunités. Aujourd’hui, malgré le fait que le niveau des chanteurs qui sortent du Conservatoire est bien meilleur que de mon temps, il n’y a presque plus de places et c’est extrêmement difficile de décrocher un contrat. Je suis assez mal à l’aise avec l’esprit de compétition permanente dans le milieu qui est amplifié de nos jours par les réseaux sociaux. Prenez ce cas d’une chanteuse brillante que je suis et que j’admire sur Facebook. Simplement, elle poste tout le temps ses succès. À un moment, j’ai eu l’impression de trouver tout ça indécent de sa part de poster sans cesse ses succès sur Facebook par rapport à toutes les autres qui n’y arrivent pas sur le plan professionnel. Je me dis tant mieux pour elle bien entendu, mais pense-t-elle parfois à toutes ses copines qui ont le même parcours et à qui on ne propose aucune collaboration? On est dans un système de compétition et je trouve que cela a quelque chose d’insupportable. Cela m’a toujours beaucoup bloqué dans la vie. Dès qu’il y a compétition, je n’ai tout simplement plus envie. Au lieu de courir sans arrêt, je préfère aller me coucher dans l’herbe. Cette mentalité de la performance à tout prix est quelque chose qui n’est pas sain dans le milieu du chant. Quand on rentre dans le domaine du chant classique, il y a ce côté performant qui se manifeste avec le besoin d’avoir une voix puissante, riche et timbrée pour en mettre plein la vue", précise-t-elle. C’est peut-être un aspect de l’art qui ne l’intéresse pas. "Non, car c’est un aspect qui faisait bouchon pour moi et qui a bouché autre chose de merveilleux qui aurait pu se passer. Malgré tout, je crois que, contrairement à la danse ou au théâtre, le milieu du chant n’est pas aussi exposé à la maltraitance physique. La voix reste un instrument extrêmement fragile, ainsi on ne peut pas faire hurler une chanteuse comme on pousserait à bout une comédienne pour voir de quoi elle est capable. On peut faire des choses horribles avec les danseurs ou les acteurs comme, par exemple, les faire danser dans un studio très froid. Mais tout ça ne marche pas avec des chanteurs car le seul résultat possible est qu’ils seront aphones le lendemain, c’est tout. Non, il y a quand même un respect de la voix, cet instrument qui est hyper fragile, qui protège le corps et parfois apaise les esprits."
Débarrassée de l’esprit de compétition, Lucy Grauman fonde en 2005 un petit ensemble vocal féminin avec d’autres musiciennes baptisé Ik zeg Adieu (du néerlandais : Je dis Adieu) et dès 2009, elle débute le projet Voix de voyageurs qui deviendra Stemagnifique visant à offrir une expérience en chant à des sans-papiers. À l’époque, des femmes demandeuses d’asile occupent l’église du Béguinage à Bruxelles en vue d’une régularisation de leur situation. Une femme congolaise dénommée Andréa ayant obtenu son titre de séjour décide de s’engager aux côtés de Lucy Grauman parmi les bénévoles pour améliorer l’accueil des femmes migrantes irrégulières au sein de l’église. Devant l’absence d’interactions entre les occupantes et les bénévoles, Lucy invite Andréa à chanter une chanson en lingala et les femmes d’origines diverses commencent à sourire et à taper des mains pour soutenir la mini-chorale. Elle décide de créer une chorale pour s’exercer chaque semaine à chanter des chansons populairesdans différentes langues. On leur a dit: "venez nous apprendre un chant de chez vous. Notre démarche était basée sur l’idée que ça inverse un peu le rapport entre les personnes. Ça veut dire que ce sont elles, les femmes sans papiers, qui sont en position d’enseigner, de nous corriger et de rigoler quand nous faisons des fautes car naturellement nous ne parlons pas leurs langues. Lorsque nous avons finalement fait un concert, des hommes ont voulu rejoindre le groupe pour chanter avec nous et nous avons dit pourquoi pas. Mais parfois, il y a aussi des blocages culturels car un jour où nous étions dans un projet artistico-social dans un quartier défavorisé de Bruxelles avec des chanteuses adolescentes d’origines marocaine et africaine, la présence d’un seul garçon congolais a suffi pour que les grands frères ou les parents interdisent aux filles de venir aux cours de chant. Mais on ne doit pas s’arrêter là et on peut continuer à chanter avec celles et ceux qui veulent partager."
Tout le monde ne partagera peut-être pas la même conception de l’art du chant et de l’engagement social auprès des groupes fragiles comme les sans-papiers. Est-ce que le groupe est vraiment musicalement bon ? Est- ce que les chanteurs sont synchronisés? Les voix sont-elles bien mixées? "J’accepte les critiques mais cela m’énerve aussi parce que j’ai envie de leur dire, ce n’est pas ce qui est important dans ce qui se passe ici avec ce groupe. Pour moi ce sont des musiciens, je veux dire tout à fait à part entière. Quand j’ai demandé à Andrea en 2009 de m’apprendre une chanson originaire du Congo, c’est vraiment parce que je suis excitée d’apprendre une chanson en lingala. Je veux apprendre à chanter dans cette langue qui est tellement étonnante à mes oreilles et qui me fait rêver. C’est l’intérêt musical que je porte et non une quelconque volonté de faire de l’assistanat. Oui, j’aime bien aussi comprendre ce que racontent les paroles de la chanson, mais ce n’est que secondaire car ce qui m’intéresse le plus c’est le rythme, la sonorité de la langue et la manière dont les artistes ont mis tout ça en musique."
Du coup, est-ce qu’on oserait lui demander ce que raconte cette fameuse danse hongroise chantée par la chorale du jeudi soir? Lucy Grauman prouve qu’elle a toujours une bonne mémoire: "Je crois que ça dit quelque chose comme 'Petits mouchoirs, grands mouchoirs dont aux quatre coins se trouve brodé le nom de chacune de mes bien-aimées. L’une est blonde, l’autre est brune, la troisième est plus que ravissante. Arrêtons là parce que je risque d’apparaître dans tes pensées'."•