La journaliste Jade Serrano et le photographe Sadak Souici ont rencontré les graffeurs français Swen MC 93, Xare Graff, 2Rode, Hydrane et TresDos. Ils nous font découvrir les risques auxquels ces artistes urbains sont confrontés: produits nocifs, danger dans les rues la nuit et rapports parfois compliqués avec les représentants de la loi.
Artistes ou vandales ?
Vandales pour les uns, artistes à part entière pour les autres, les graffeurs ont trouvé une place majeure sur le marché de l’art contemporain. Le 1er avril 2019, la toile du graffeur français Kaws s’est vendue 14,8 millions de dollars dans la salle de ventes aux enchères Sotheby’s. Bien entendu, le nombre d’artistes promus par le marché reste toujours insignifiant. Ce changement de statut bouscule encore les identités forgées dans des pratiques informelles et contestatrices.
Substances toxiques
Des années 1970 aux années 2000, les bombes de peinture aérosol vendues comportent un nombre important de substances classées comme toxiques, dont les solvants dérivés du propane et du méthane. Les conséquences de l’inhalation de ces solvants peuvent être tragiques comme ce fut le cas pour l’artiste américain Kase2, de son vrai nom Jeff Brown. Emporté par un cancer du poumon en 2011 à l’âge de 52 ans, ses bombes de peinture aérosol lui ont fait connaître la gloire avant de l’entraîner dans la mort. En France, la Haute Autorité de santé donne aujourd’hui plusieurs recommandations quant à l’utilisation de ces bombes. Elles doivent être manipulées avec des protections: gants, manches longues, lunettes et masque à filtre.
Le graffeur 2Rode a mesuré les risques qu’il encourait pour sa santé lorsqu’il a débuté dans la décoration d’intérieur: "La première fresque intérieure que j’ai peinte a été réalisée sans masque. Là, ça piquait. Barre au crâne, crottes de nez fluo, quintes de toux insupportables. J’ai vite investi dans du matériel de protection." Les solvants sont ingérés dans l’organisme par trois voies : l’appareil respiratoire, la peau et les yeux. Ils peuvent attaquer aussi le système nerveux avec pour conséquence des vertiges et des crises de céphalées aiguës. En cas d’exposition persistante, des troubles de la conscience peuvent apparaître comme des somnolences, voire des comas. L’utilisation des nouvelles bombes sans solvant n’est pas non plus sans danger. Réputées sans risques réels pour la santé, ces bombes contiennent néanmoins de l’alcool et des dérivés d’éther glycol. Ces composants sont répertoriés sous la dénomination scientifique de composés organiques volatils (COV). Plusieurs études scientifiques publiées par la faculté de médecine de Grenoble, en 2000, ont prouvé des développements d’asthmes, d’allergies ainsi que des risques pulmonaires mis en évidence par ces fameux COV. "Parfois j’ai des quintes de toux énormes, elles me réveillent en pleine nuit", nous explique Hydrane. La graffeuse, âgée de 30 ans, le confesse, elle ne porte de masque de protection qu’en intérieur. Comme les jeunes artistes de sa génération, elle peine à se défaire des codes de la rue, espace d’expression privilégié par les graffeurs qui ont bâti leur carrière en marge de la légalité.
Un business risqué
Dans les années 1990, parallèlement à la ferveur soudaine des galeries pour les œuvres de graffiti sur toile, des groupes de graffeurs vandales émergent en Île-de-France, près de Paris. L’artiste Xare Graff intègre le groupe vandale TVA en 1996. Avec eux, il ira taguer ses premiers wagons. Tous les samedis, un rendez-vous devenu mythique regroupe l’élite du vandale parisien à la station Buzenval : "On arrivait à 100 graffeurs, et on taguait partout, mais vraiment partout, dans les wagons, sur le métro, à chaque tunnel." En plus du public, les vandales du métro parisien se font aussi remarquer par la brigade des chemins de fer de la police nationale. Le commandant Jean-Christophe Merle était responsable du pôle investigation jusqu’en 2007. Son équipe en vient à enquêter sur ce phénomène par pur hasard: "Au détour d’une affaire de stupéfiants dans le 78 (département des Yvelines en banlieue parisienne), on nous a appelés en renfort pour une perquisition. C’est là qu’on a découvert un fanzine, où il y avait plusieurs actions de graff vandale. À partir de ce moment, on s’est intéressé au phénomène." La brigade réussit à identifier 150 personnes, toutes seront interpellées: "Au procès de 2005, certains ont fini en prison mais pas pour des faits liés au tag vandale. C’était pour des affaires de violences de droit commun,mais c’était loin de concerner la majorité des graffeurs. Pour le reste, des amendes administratives ont été prononcées."
Le graffiti dans l’espace public
D’origine chilienne, TresDos, membre du groupe de graffeurs ODV, est arrivé en France dans les années 2000. Formé au graffiti, notamment dans la ville de Valparaiso, renommée mondialement pour son art urbain, cet héritage sud-américain est le continuum de sa pratique artistique en France : "Personnellement, je ne démarche pas les galeries d’art, ce n’est pas ma vision du graffiti. Tout le monde n’a pas la chance de pouvoir aller voir une exposition, donc je me sens mieux de pratiquer mon art à la vue de tous", estime TresDos. Son rapport à l’espace public est double, il l’investit allègrement tout en sachant prendre des risques : "Une fois, je graffais avec Banks, un artiste mexicain, à Parmentier. En pleine nuit, la police nous a arrêtés, ils étaient en civils. C’est la seule fois où j’ai connu cette situation, mais contre toute attente, ils ont juste saisi les bombes aérosol et nous ont laissés partir", se souvient-il.
Une femme dans un monde d’hommes
La rue n’est pas un endroit sûr pour les graffeurs, encore moins pour les graffeuses. Loin de l’image misogyne du milieu, les pendants masculins de l’artiste Hydrane, une des rares femmes dans le milieu très masculin des graffeurs, lui donnent naturellement une place: "J’aime bien l’idée de me confronter au monde des hommes, d’être une des rares meufs dans le graff. Je montre que je peux m’insérer dans le 'game', j’ai pu créer du lien avec plein de graffeurs. Mais je dois bien l’avouer, ce n’est pas vraiment 'sécure' pour une meuf." Lassée de devoir demander à son entourage de l’escorter, elle se confronte bien souvent à l’agressivité de certains hommes: "Une fois, je peignais une fresque au bord du canal Saint-Denis, un homme commence à venir me parler. Il était agressif, il m’a insultée, je n’ai pas du tout apprécié. Le lendemain matin, quand je suis revenue prendre une photo de ma fresque en plein jour, le mur sur lequel j’avais travaillé était blanc. J’ai vécu ça comme du sabotage. Au bout d’un moment, ça dégoûte de peindre dehors. Mais je résiste." (rires)•