
Le 11 juin 2019, la Chambre des représentants de Colombie a voté à l’unanimité en faveur d’une proposition de loi interdisant l’amiante à partir du 1er janvier 2021. Il s’agit d’une victoire historique pour le mouvement syndical et les associations de victimes qui intervient pourtant dans un contexte politique défavorable.
Ce 11 juillet, le président Duque a ratifié la loi. Différentes mesures de transition sont prévues pour développer des plans de substitution, permettre une transition professionnelle pour les mineurs d’amiante et assurer un meilleur suivi médical et des droits sociaux aux milliers de victimes de maladies de l’amiante.
La Colombie est à la fois un pays producteur d’amiante et un pays consommateur. L’utilisation de l’amiante concerne de multiples activités productives. Elle s’est principalement concentrée dans la fabrication de matériaux en amiante-ciment pour des habitations et des canalisations. Les travailleurs du secteur de l’automobile sont également fortement exposés pour la fabrication de freins et l’entretien ou la réparation des véhicules.
Le mouvement syndical et les associations de victimes de l’amiante se battent depuis une quinzaine d’années pour l’interdiction de l’amiante. Ce combat a été rejoint par les organisations de défense de l’environnement. Dès 2007, le sénateur colombien Jesús Bernal Amorocho (Polo Democrático, opposition de gauche) a présenté une proposition de loi d’interdiction de l’amiante. Bien qu’il ait réuni une majorité favorable lors d’un premier débat, les pressions du monde patronal ont poussé les parlementaires à ne pas conclure le processus législatif. Ce scénario s’est reproduit au moins sept fois en une dizaine d’années pour bloquer l’initiative parlementaire. Des propositions de loi ont été présentées, souvent avec un soutien majoritaire lors des premiers débats pour ensuite disparaître de l’agenda des travaux parlementaires grâce aux relais que l’industrie possède dans l’establishment politique traditionnel.
Pendant ces dix dernières années, les informations concernant les dommages sanitaires causés par l’amiante se sont multipliées. Le nombre de décès enregistrés comme étant causés par l’amiante s’est élevé à 1 700 au cours des cinq dernières années. Ce chiffre est très inférieur à la réalité dans la mesure où la majorité des décès ne sont pas déclarés comme étant liés à l’amiante. En particulier, une recherche menée depuis 2015 à Sibaté, dans le département de Cundinamarca, à une trentaine de kilomètres de la capitale Bogotá a mis en lumière des niveaux de mortalité par mésothéliome (un cancer de la plèvre causé par l’amiante) plus de dix fois supérieurs à ceux qu’on observe dans la plupart des villes colombiennes. C’est justement à Sibaté que la multinationale suisso-belge Eternit a établi sa principale usine d’amiante-ciment en 1942. D’autres études, publiées entre 2012 et 2015, ont montré les effets mortels de l’amiante parmi les travailleurs s’occupant de l’entretien et de la réparation d’automobiles en raison de la présence d’amiante dans les freins.
Tant l’extraction que la production de matériaux à base d’amiante étaient dominées par des multinationales avec une participation croissante de la bourgeoisie colombienne. La principale mine d’amiante située à Campamento, dans le département d’Antioquia, a été ouverte en 1972 par le géant Johns Manville (une multinationale basée aux Etats-Unis).Cette mine baptisée « Las Brisas » a connu une existence agitée. La recrudescence de la guerre civile a poussé la multinationale à l’abandonner à la fin des années ’90. La mine a continué à fonctionner de manière assez chaotique pour arrêter brièvement son activité en 2011. Elle a repris la production dès l’année suivante à l’initiative de la société colombienne Bricolsa.
Eternit a également joué un rôle essentiel dans la diffusion massive de matériaux de construction à base d’amiante. Peu après le lancement de la production à Sibaté, Eternit a ouvert en 1944 de nouvelles usines à Calí et à Barranquilla. Alors que la multinationale abandonnait progressivement l’amiante dans son activité en Europe, elle a maintenu cette activité en Colombie jusqu’en 2015. On considère que 300 millions de mètres carrés de toits ont été fabriqués avec des tuiles d’amiante fabriquées par Eternit. Il y aurait de l’ordre de 40 000 km de canalisation en amiante-ciment pour la distribution d’eau et les égouts. Cette situation implique de fortes inégalités sociales de santé. La plupart des maisons contenant de l’amiante (les estimations vont d’un million et demi à cinq millions) sont habitées par des personnes pauvres ou de revenus modestes. Les programmes d’habitation sociale et prioritaire développés par les gouvernements successifs dans un contexte marqué par le clientélisme et la corruption ont entraîné une consommation très importante d’amiante-ciment. Peu à peu, l’usure des matériaux libère des fibres d’amiante dans l’atmosphère et constitue un danger, particulièrement pour les habitants des quartiers pauvres.
Le monde patronal a créé des officines de désinformation prétendant que l’usage contrôlé de la variété chrysotile d’amiante serait sans risque pour la santé et qu’une interdiction pure et simple de l’amiante serait une mesure trop radicale. Cette position a été soutenue par des personnages de premier plan du monde politique colombien. En 2016, le ministre de la santé de l’époque Alejandro Gaviria a estimé qu’il n’y avait pas de preuves suffisantes que le chrysotile causait des victimes en Colombie. Pour entraver l’adoption de la loi, le sénateur Alvaro Uribe (qui a été président de la république entre 2002 et 2010) a utilisé comme argument la défense des emplois dans la mine « Las Brisas » qui se trouve dans son fief électoral. Uribe reste un des personnages centraux de la politique colombienne et le président actuel Ivan Duque fait partie de ses protégés.
Jusqu’à la session du 11 juin, différents parlementaires de droite et d’extrême-droite ont tenté de faire passer un compromis selon lequel l’usage de l’amiante serait interdit en Colombie mais l’extraction serait poursuivie et destinée à des exportations.
L’interdiction de l’amiante constitue une victoire d’autant plus remarquable qu’elle intervient dans un contexte politique très défavorable pour le monde du travail, après la victoire du candidat pro-Uribe au deuxième tour des élections présidentielles en juin 2018. Le gouvernement qu’il a formé comprend un nombre élevé de ministres issus du monde patronal. Les assassinats de syndicalistes sont nombreux dans le pays et, dans la majorité des cas, ils restent impunis. La Colombie fait partie des « dix pires pays pour les travailleurs et les travailleuses en 2019 » d’après l’indice CSI des droits dans le monde 2019 publié par la Confédération internationale des syndicats.
L’activisme de quatre femmes a largement contribué à l’interdiction de l’amiante en Colombie. La loi porte symboliquement le nom de l’une d’entre elles, Ana Cecilia Niño. Cette journaliste, atteinte d’un cancer causé par l’amiante, a consacré les dernières années de sa vie à la mobilisation en faveur de l’interdiction de cette fibre mortelle. Elle est morte en juillet 2017, bien avant le vote de la loi.
Newsletter : Si vous désirez recevoir une fois par mois un résumé de l’actualité concernant la santé et la sécurité au travail, abonnez-vous gratuitement à la newsletter bilingue (français et anglais) HesaMail.
Références :
- El asbesto sigue enfermando a Colombia, Greenpeace
- Asbest in the world, Hesa newsletter 2005
- L'amiante dans le monde, Hesa newsletter 2005
- AIL, agencia de informacion laboral, site syndical d’information en colombie http://ail.ens.org.co/
- Fibras con olor a muerte reportage caracol https://www.youtube.com/watch?v=SDCh4qBKLYE
- Portrait d’Ana Cecilia Niño https://www.youtube.com/watch?v=yalj_SXRP3M
Crédit photo: Camara Colombia