Avec la crise et ses effets sur l'activité économique, on aurait pu s'attendre à une baisse de la durée du temps de travail. Les enquêtes montrent au contraire que les travailleurs qui ont échappé aux vagues de licenciements travaillent plus aujourd'hui qu'en 2008. Crise et intensification du travail vont donc de pair.

En 1930, l’économiste britannique Keynes consacrait un article aux perspectives économiques pour les petits-enfants de sa génération. Il partait d’une hypothèse qui n’avait rien d’irréaliste. Il s’interrogeait sur l’avenir du travail en considérant que la richesse produite par habitant serait multipliée en un siècle par un facteur pouvant aller de 4 à 8. Il en déduisait que le temps de travail pourrait être réduit à trois heures par jour et quinze heures par semaine. Le même article prévoyait de façon optimiste qu’"on verra dans l'amour de l'argent – non pour les joies et les distractions qu'il vous procure, mais pour lui-même – un penchant plutôt morbide, une de ces inclinations plus ou moins criminelles, plus ou moins pathologiques, que l'on remet, non sans un frisson, entre les mains du psychiatre".

Durée

La tendance historique des sociétés capitalistes va dans le sens de la réduction de la durée du travail rémunéré. Cette réduction est loin d’être linéaire et constante. Elle n’a rien de spontané : chaque gain a dû être arraché par des mobilisations du mouvement ouvrier. La diminution du temps de travail reste très inférieure aux gains de productivité. Elle ne suit pas automatiquement les variations du volume total du temps consacré au travail rémunéré dans la société. En effet, du point de vue de la réalisation des profits, un volume important de chômage qui pèse sur les salaires peut être plus intéressant qu’une répartition égalitaire du temps du travail dans l’ensemble de la population active. Cette tendance est encore confirmée par l’expérience récente. L’enquête européenne sur les conditions de travail indique qu’au cours de l’année 2009, 71 % des travailleurs n’ont pas observé de changement dans la durée de leur travail hebdomadaire. 18 % mentionnent une augmentation du nombre d’heures travaillées et 11 % signalent une réduction. Ces données ne concernent que les travailleurs qui ont conservé leur emploi. L’accroissement de la durée du travail a été particulièrement fort dans certains services comme l’éducation, la santé et les activités financières.

Entre 1970 et 2008, la productivité moyenne en Europe a été multipliée par 2,5. C’est un ordre de grandeur qui confirme l’hypothèse de départ de Keynes il y a 80 ans. Une semaine de 30 heures suffit aujourd’hui à produire la même quantité de biens ou de services qu’une semaine de 75 heures en 1970. Ces gains de productivité résultent de multiples facteurs : investissement dans des machines et des installations techniques, formation plus poussée des travailleurs qui rend possible la maîtrise d’activités complexes, intégration rapide de certaines découvertes scientifiques à des applications productives, modalités nouvelles de division du travail. L’intensification du travail joue un rôle contradictoire dans cette évolution. D’une part, elle contribue à la productivité immédiate. D’autre part, elle impose des conditions de travail qui nuisent à la qualité de celui-ci. À l’échelle de la société, sa nocivité est facile à démontrer : accumulation des problèmes de santé, exclusion du marché du travail, gaspillages liés au manque de qualité de produits ou de services.

La durée du travail peut être mesurée de différentes manières : tout au long de la vie de travail, sur une base annuelle, sur une moyenne hebdomadaire ou quotidienne. Lorsqu’il s’agit de travail salarié, cette durée sert de base au calcul de la rémunération. Le temps devient la mesure par excellence du travail qui laisse dans l’ombre le contenu réel de l’activité et les rapports sociaux qu’elle exprime. L’historien britannique Edward Thompson a montré à quel point cette nouvelle représentation du travail a mis plusieurs siècles pour s’imposer et a bouleversé l’univers culturel occidental.

Une société ne peut pas produire et se reproduire sans un ensemble d’activités qui constituent l’une ou l’autre forme de travail. En fonction des lieux et des époques, certaines activités peuvent être rémunérées, d’autres ne le sont pas. Ces dernières n’en constituent pas moins la condition indispensable au fonctionnement global de la société. Si on additionne le temps de travail rémunéré et le temps de travail consacré à des activités non rémunérées dans l’Union européenne, presque un tiers des femmes (32 %) travaillent plus de 70 heures par semaine. C’est le cas d’un homme sur sept (14 %). Si l’on compte uniquement le travail rémunéré, une double évolution est en cours. Le pourcentage de personnes qui travaillent plus que 48 heures par semaine diminue (13 % des travailleurs en 2010, avec une forte majorité d’hommes). En vingt ans, le pourcentage de personnes avec une durée hebdomadaire inférieure à vingt heures par semaine a pratiquement doublé dans les douze pays pour lesquels on dispose de statistiques complètes et homogènes passant de 8 à 14 %. Il s’agit de femmes dans la très grande majorité des cas.

La dispersion entre des situations extrêmes est énorme aux Pays-Bas, avec un groupe de 5 % des travailleurs qui effectuent 60 heures et un groupe aussi important numériquement pour lequel la durée hebdomadaire du travail est inférieure à 10 heures. Le Royaume-Uni et l’Irlande présentent des caractéristiques très proches des Pays-Bas. En Pologne, on observe que 5 % des travailleurs effectuent 70 heures de travail rémunéré tandis qu'à l’autre bout de l’échelle, la durée se situe autour de 15 heures par semaine pour la dernière tranche de 5 %.

En termes de qualité du travail, tant une durée excessive du travail qu’un temps partiel réduit sont souvent associés à des facteurs négatifs. Certains sont intrinsèques au temps et à son organisation (durée excessive, horaires variables, cadences intenables, contradictions entre le temps de travail et les autres temps de vie, etc.). D’autres inconvénients concernent les autres conditions de travail et d’emploi (bas salaires, risques pour la santé, insécurité de l’emploi, absence de démocratie au travail, etc.).

Du point de vue des conditions de travail, le temps partiel n’est pas une simple fraction d’un temps plein. Il est associé à des fonctions inférieures dans la hiérarchie, à une imprévisibilité plus grande des horaires de travail et, souvent, à des tâches monotones et répétitives. Dans certains secteurs comme le nettoyage, il peut conduire à des plages horaires dissociées en début et en fin de journée. En termes de démocratie, le temps partiel est généralement lié à une moindre participation à la vie collective de l’entreprise.

Une durée hebdomadaire dépassant 40 heures de travail correspond à des situations hétérogènes. Parmi les employés les plus qualifiés, en particulier, chez les cadres, il est lié à un niveau de revenu élevé et à des perspectives de carrière professionnelle. Il est alors combiné avec une certaine souplesse dans le choix des horaires. Le temps excessif réduit également l’accès des femmes à des niveaux hiérarchiques élevés. À l’autre bout de l’échelle sociale, il concerne des professions très mal rémunérées et résulte de l’accumulation d’heures supplémentaires ou d’une pluralité d’emplois.

On constate des différences entre pays en ce qui concerne la distribution des emplois avec des durées hebdomadaires élevées. Dans le sud et l’est de l’Europe, il s’agit principalement de travailleurs qui occupent une position inférieure dans la hiérarchie sociale. Les bas salaires rendent inévitable le recours à des heures supplémentaires. À l’ouest du continent ainsi qu’au Royaume-Uni et en Irlande, de longues heures sont plutôt associées à un travail d’employé qualifié pour des hommes qui vivent le plus souvent en couple. Dans les pays nordiques, une durée du travail hebdomadaire allant de 41 à 50 heures est plus souvent associée avec un travail d’employé qualifié, mais ce lien est moins systématique au-delà de 50 heures.

Intensité

Comme toute unité de mesure, une heure ne correspond qu’à une abstraction. Chacun d’entre nous sait d’expérience qu’il y a des minutes interminables et des journées qui s’achèvent en un rien de temps. Le travail est une activité concrète qui ne peut pas être envisagée comme le simple égrenage d’unités de temps. Toute analyse du temps de travail reste incomplète si elle ne tient pas compte de la densité du travail.

L’intensification du travail est le développement le plus marqué dans les enquêtes sur les conditions de travail de ces vingt dernières années. Elle résulte de la synergie entre différentes contraintes qui tendaient à apparaître autrefois de façon plus séparée. La contrainte industrielle provenait principalement des cadences des machines. Elle s’est élargie par la mise en place de normes de production de plus en serrées dans les services. Partout, cette évolution va de pair avec l’élimination de postes non soumis à des normes ou soumis à des normes moins strictes. La contrainte marchande détermine le rythme de la production par la demande d’un client. Cette contrainte, qui a toujours caractérisé un certain nombre d’activités de service, s’est étendue largement dans la sphère industrielle avec une sorte d’utilisation métaphorique de la notion de client (autres entreprises dans une relation de sous-traitance, voire un autre département au sein d’une même entreprise). La contrainte hiérarchique est liée à des modalités directes de contrôle exercées par l’encadrement. Elle tend à faire tache d’huile avec des méthodes de gestion qui privilégient la mise en concurrence de petites unités (voire d’individus) dans les entreprises. Une partie de la pression temporelle n’émane plus directement de la hiérarchie, mais des collègues. Environ un tiers des travailleurs de l’Union européenne sont soumis à une combinaison d’au moins trois facteurs différents de pression temporelle.

L’intensification contribue à détériorer les conditions du travail rémunéré et crée aussi des situations plus difficiles pour le travail non rémunéré. Des temps indispensables comme ceux de l’anticipation, de la réflexion et de la gestion des émotions ont été réduits à l’extrême. Cela provoque parmi les travailleurs une charge mentale qui tend à les "poursuivre" au-delà des limites de leur travail. De façon croissante, cette charge mentale se combine avec des exigences de flexibilité qui amènent à effectuer une partie du travail chez soi. Le recours au courrier électronique ou à la téléphonie mobile en dehors des heures de travail a connu une diffusion très rapide.

Flexibilité

Une production en flux tendu tend à moduler le volume d’emploi. L’intensification est associée à la flexibilité. Celle-ci peut être externe quand le nombre de travailleurs varie par le recours au travail intérimaire ou à la sous-traitance. Elle peut être interne en imposant des variations d’horaires en fonction de ce qui sera l’organisation la plus rentable des activités. Les enquêtes sur les conditions de travail en Europe reflètent certains aspects de cette flexibilité : le travail nocturne concerne environ un travailleur sur cinq (principalement des ouvriers peu qualifiés), le travail posté avec des horaires variables d’une semaine à l’autre concerne un travailleur sur six. Un travailleur sur deux travaille au moins pendant un week-end par mois. Le travail sur appel concerne un travailleur sur cinq. Il pose des difficultés particulières lorsque l’anticipation est brève. Il tend à être associé à des formes d’emploi précaire. Une étude française indique que des horaires variables au cours de l’année sont associés à l’augmentation d’un ensemble de risques : accidents du travail, combinaison d’au moins trois facteurs de pénibilité physique, tâches répétitives, interruptions de travail perturbantes.

Dès la fin des années 90, la sociologue Danièle Kergoat observait que la flexibilité ne prend pas les mêmes formes pour les hommes et pour les femmes. Elle décrivait la flexibilité au masculin comme un nomadisme spatial avec des variations en termes d’emploi, de qualifications, de tâches. Elle observait plutôt chez les femmes un nomadisme temporel étroitement lié à la montée du travail à temps partiel et à des trajectoires d’emploi plus discontinues. Cette analyse est renforcée par des recherches ergonomiques qui indiquent que le travail des femmes tend à être plus fréquemment interrompu en raison notamment d’une pression sociale qui les considère comme étant naturellement au service d’autrui (chefs, collègues, clients, etc.) pour faire face à des besoins imprévus.

Le terme de flexibilité se veut positif. Il décrit une organisation du travail qui saurait s’adapter à son environnement changeant. Dans la majorité des cas, cette exigence ne joue qu’à sens unique. Le travail flexible ne s’adapte que rarement aux besoins de la vie hors travail des salariés.

On l’a vu tout au long de cet article : il y a de multiples points d’ancrage entre la qualité des conditions de travail et les dimensions temporelles. La lutte séculaire pour une réduction du temps de travail n’a rien perdu de son actualité. Elle doit être liée à des revendications sur l’organisation du travail qui permettent d’affronter les problèmes causés par l’intensification et la flexibilité. C’est à cette condition qu’elle peut améliorer les conditions de travail et contribuer à libérer tous les temps de la vie de leur transformation en marchandises•.

Pour en savoir plus

Edgell S. (2006) The Sociology of Work. Continuity and Change in Paid and Unpaid Work, SAGE Publications.

Gershuny J. (2000) Changing Times. Work and Leisure in Postindustrial Society, Oxford University Press.

Martinez E. (2010) Les salariés à l’épreuve de la flexibilité, éditions de l’Université Libre de Bruxelles.

Perbost JM (2011) Travailler plus ? Travailler moins ? Que faut-il faire pour travailler tous et mieux ?, Green European Foundation: Luxembourg.

Dossier spécial - Arrêts sur le temps de travail

Table of contents

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