Dans un hôpital du Sud de la France, un oncologue est parvenu à mobiliser tout son service et d’autres acteurs autour d’un projet d’accompagnement de patients atteints de cancers liés à leur travail. En traquant leurs expositions professionnelles à des cancérogènes, le projet facilite leurs démarches en reconnaissance en maladie professionnelle et rend visible des risques souvent minorés dans un département qui figure parmi les plus gros consommateurs de pesticides.

De part et d’autre de la départementale, les vergers se succèdent sur les quelques kilomètres qui séparent les villages de Le Thor et Caumont-sur-Durance, à une vingtaine de bornes d’Avignon, vers l’est. Cette plaine fertile du département du Vaucluse est une des plus importantes zones de production de fruits en France, surtout de pommes. En cette fin août, des saisonnières placent dans des cagettes en carton les rutilantes Granny Smith qui viennent d’être cueillies.

Marc Maillan observe désormais avec un certain détachement ce remue-ménage dans les entrepôts qui jouxtent l’imposant mas qu’il occupe avec sa compagne Geneviève. L’agriculteur a remis son affaire à son neveu, il y a quelques années. De ses 17 à ses 71 ans, la vie de ce grand et bel homme a été quotidiennement dédiée à la culture de la pomme, de la poire et, à une plus modeste échelle, de la prune.

Alors qu’il est encore étudiant dans un lycée agricole, un drame familial va précipiter sa destinée. Son père décède accidentellement alors qu’il répare un tracteur. Il hérite avec sa sœur d’une petite vingtaine d’hectares.

La région a beau être un des plus importants vergers de France, la plupart des exploitations sont de taille modeste et échappent jusqu’à un certain degré à la mainmise des grands groupes agroalimentaires. Pas à celle de l’industrie des pesticides qui y est enracinée de longue date.

"Mon grand-père utilisait de l’arséniate de plomb pour traiter les arbres", se souvient l’arboriculteur à la retraite. "Les produits ont toujours fait partie de notre quotidien. Au milieu des années 1980, les commerciaux de Bayer et Dupont de Nemours qui nous rendaient régulièrement visite ont commencé à nous conseiller de porter des masques et des combinaisons, et ils nous ont encouragés à investir dans des tracteurs avec cabine, puis les poudres extrêmement volatiles que nous devions mélanger à de l’eau ont été progressivement remplacées par des produits liquides. Mais sans que cela suscite chez nous une inquiétude particulière."

Le septuagénaire se souvient cependant très bien des huiles jaunes et blanches qu’il a longtemps utilisées. Il se remémore son chien, qui suivait le tracteur quand il épandait les produits, recouvert d’une pellicule jaune, qui imprégnait ses poils pendant deux mois. Il en sourit encore, même si l’atmosphère générale n’est plus à la plaisanterie.

Paysan chimiste

En 2015, alors qu’il ressent depuis plusieurs mois une intense fatigue et perd sans cesse du poids – près de 20 kilos en une année… – le couperet tombe : maladie de Vaquez. Il s’agit d’un syndrome myéloprolifératif, un dysfonctionnement de la moelle osseuse qui perturbe le mécanisme de production des cellules sanguines. "Il est déjà arrivé que ses plaquettes tombent à 58.000 et une autre fois dépassent 1 million", explique Geneviève, alors qu’elle feuillette avec son compagnon les guides de traitement que les revendeurs de phytos leur remettaient chaque année.

Le "millésime" 1998 constitue un interpellant manuel du parfait petit chimiste : DNOC ou 4,6-dinitro-ortho-cresol (la matière active des huiles jaunes, interdit depuis 1999 dans l’Union européenne en raison de son extrême toxicité); parathion (potentiellement cancérogène pour l’homme, selon l’Organisation mondiale de la santé); endosulfan (toxique pour la reproduction), etc. Du 10 mars à la mi-septembre, le guide recommande au total 20 applications sur les pommiers. Sans parler des traitements prévus pour les poiriers, pruniers et autres arbres fruitiers. Le dossier en maladie professionnelle de Marc Maillan contient pas moins de 29 références à des produits phytosanitaires, dont certains, utilisés dans les années 1970 et 1980 avant d’être interdits, ont depuis beaucoup fait parler d’eux: y figurent le célèbre DDT, utilisé pour éliminer les moustiques dans les pays touchés par le paludisme, le chlordécone, qui est à l’origine de l’augmentation spectaculaire du nombre de cancers de la prostate dans les Antilles françaises où il a été généreusement aspergé dans les bananeraies, ou encore le lindane qui est associé à un risque accru de lymphome non hodgkinien, un cancer du système lymphatique.

Si jusqu’au diagnostic l’impact de ces produits sur la santé de l’arboriculteur n’a jamais été un sujet de discussion familiale, Geneviève admet que la découverte de la maladie n’a pas été une surprise complète pour elle : "Je me doutais bien que ce n’était pas inoffensif. Je le disputais même quand il oubliait de mettre son masque." "Comment supporter un masque sous cette chaleur ?", se défend l’arboriculteur. La discussion vire sur l’efficacité des équipements de protection individuels, notamment des combinaisons. "La contamination est pire encore quand les protections ne sont pas utilisées correctement que quand il n’y a pas de protection du tout", intervient Églantine Armand.

Le couple l’écoute attentivement, avec un profond respect. Les époux Maillan considèrent qu’elle est pour beaucoup dans la reconnaissance en maladie professionnelle par la Mutuelle sociale agricole (MSA) de la maladie de l’arboriculteur, après moins d’un an de procédure, ce qui est très rapide par rapport à la plupart des dossiers. "Votre maladie rentrait dans un tableau du régime agricole, le tableau n°19 plus précisément", leur répond l’assistante sociale du Centre hospitalier d’Avignon (lire l’encadré p.35).

En dépit de sa modestie, Églantine joue un rôle pivot essentiel entre médecins et personnel paramédical, experts divers (toxicologues, sociologues, etc.), caisses d’assurance et patients impliqués dans Giscop 84. Giscop signifie groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle. Et le chiffre 84 renvoie au numéro attribué au département du Vaucluse. Ce projet, opérationnel depuis juin 2017, est directement inspiré du Giscop 93, une initiative en place depuis une dizaine d’années dans le département de Seine-Saint-Denis, dans la banlieue nord-est de Paris. La récente diffusion en territoire provençal du projet parisien est l’aboutissement d’un lent processus, entamé à la fin des années 2000, dans un service d’oncologie-hématologie de l’hôpital Henri Duffaut à Avignon.

"Notre réflexion au sein du service remonte à environ dix ans, quand on a commencé à observer la conjonction de deux éléments : d’une part, un 'recrutement' plus important de patients et d’autre part, le constat, partagé avec les anatomopathologistes et les biologistes, que nous étions confrontés à des cas plus complexes et à des maladies plus évoluées. C’est à partir de ces faits qu’on s’est dit qu’il fallait rechercher des facteurs exogènes", explique le chef du service, le Dr Borhane Slama.

Le longiligne quadragénaire est la cheville ouvrière du projet. Son intérêt pour les causes professionnelles des maladies ne date pas d’hier. Depuis 2008, il rassemble des données sur les lieux de travail et de résidence de ses patients. "Mais le sentiment qu’il y a un problème n’est pas une réponse valable. D’où la nécessité d’élaborer un dispositif scientifique", explique l’oncologue, depuis son modeste bureau du CH Avignon.

Une enquête étendue aux lieux de vie

Le projet "Giscop 84" vise à recomposer avec l’aide de sociologues du travail, de la manière la plus fine et exhaustive possible, le parcours professionnel des patients qui se sont vu diagnostiquer un lymphome non hodgkinien. À côté du volet professionnel, l’enquête comporte – ce qui la distingue du Giscop 93 – un volet "résidentiel" qui permet de réunir des informations sur les domiciles successifs occupés par le patient, notamment sur la présence à proximité d’industries, d’installations nucléaires, de champs traités, etc.

Malgré le choc du diagnostic, la plupart des patients acceptent de participer à l’enquête. "Ils sont généralement à la fois très demandeurs de connaissances et d’avoir un retour sur un lien possible entre leur activité professionnelle et leur pathologie, et en même temps ils ont un fort attachement à un métier qui leur a permis de se construire une identité et de s’assurer une sécurité financière, ce qui peut rendre plus compliqué le fait d’admettre qu’il y a eu des expositions à des produits toxiques", constate Rémy Ponge, un des sociologues-enquêteurs associés au projet. "L’enquête leur permet de parler d’autres choses que de leur maladie", ajoute-t-il pour expliquer la forte adhésion des patients à la démarche.

Un rapport anonymisé est ensuite transmis par l’enquêteur à une équipe d’experts issus de différentes disciplines (toxicologie, médecine du travail, sociologie, biologie, etc.) dont la mission est d’identifier les expositions aux cancérogènes. Leur avis confirme ou pas l’hypothèse d’un lien probable avec le travail, et en cas d’avis positif va encourager un médecin à établir un certificat médical initial, un document indispensable pour lancer la procédure en déclaration-reconnaissance en maladie professionnelle.

Le choix de limiter l’étude au lymphome malin non hodgkinien relève du pragmatisme : c’est le cancer hématologique pour lequel le service a observé l’augmentation la plus nette au cours de la dernière décennie et il est par ailleurs repris dans un des tableaux de maladies professionnelles en agriculture, un secteur important dans l’économie du Vaucluse. En outre, les moyens financiers et humains débloqués pour l’instant ne permettent pas d’étendre le dispositif aux autres cancers. Toujours à la recherche de nouveaux financements, le Dr Slama et son équipe espèrent y intégrer les autres cancers hématologiques (myélomes multiples, leucémies, syndrome myéloprolifératif) à l’horizon 2019, et à plus long terme d’autres pathologies cancéreuses.

Les patients touchés par d’autres formes de cancer que le lymphome non hodgkinien sont dirigés vers une consultation gérée par deux médecins du travail. Elle peut également déboucher sur une procédure de déclaration en maladie professionnelle, comme ce fut le cas pour Marc Maillan.

$Si le patient emprunte cette voie, il peut compter sur l’aide de deux assistantes sociales – Églantine Armand et sa jeune collègue, Héloïse Gilbert – pour les aider à remplir les multiples documents requis et à établir la communication avec les services compétents au sein des caisses d’assurances maladie, voire à les accompagner dans une procédure en justice, en cas de rejet de leur demande d’indemnisation.

L’aspect financier n’est généralement pas l’élément décisif pour les victimes et leur famille. "Après parfois 60 années de vie de couple, des épouses voient leur mari partir en quelques mois. Dans ces cas, la procédure en reconnaissance en maladie professionnelle prolonge la relation et pour certaines devient même plus importante que tout. Elles sont encore dans l’émotion. On les oriente alors vers notre équipe de psychologues", explique Églantine Armand.

Alors que l’assistante sociale et le couple Maillan échangent paroles et regards sous les immenses branches du platane qui abrite le mas provençal du soleil, et alors qu’une modeste pluie rafraîchit l’atmosphère, le charriot élévateur du neveu continue d’empiler les cageots de pommes sur un camion. Une part croissante de la production est écoulée dans la filière bio. Si les pesticides n’ont pas totalement disparu de l’exploitation, ils sont désormais utilisés avec plus de parcimonie. Les temps changent, y compris dans le monde agricole.•

Dossier spécial - Cancer et travail : sortir de l'invisibilité ETUI

Table of contents

Hesamag_18_FR_32-36.pdf