Des chercheurs australiens ont développé un outil informatique qui permet d’évaluer l’exposition aux cancérigènes dans un grand nombre de secteurs d’activités. Utilisé pour traiter les réponses à une enquête auprès de 5.000 travailleurs sur leurs expositions professionnelles aux cancérigènes, il a livré des résultats inquiétants : deux Australiens sur cinq sont exposés à au moins un cancérigène au travail.

Les cancers professionnels représentent une problématique éminemment complexe. Une multitude d’expositions aux risques chimiques et physiques au travail peut causer différents types de cancer. Les expositions à ces agents cancérigènes se produisent dans des emplois de différentes natures et sont associées à des tâches diverses. Par exemple, les travailleurs impliqués dans la démolition d’immeubles contenant de l’amiante peuvent contracter le mésothéliome et le cancer du poumon, les travailleurs des usines de caoutchouc présentent un risque important de cancer de la vessie, les travailleurs en extérieur sont sous la menace de cancers de la peau à répétition, etc.

Ces cancers professionnels peuvent survenir de nombreuses années, voire des décennies après l’exposition au travail, de sorte que pour prévenir le cancer à l’avenir, nous devons agir dès à présent. Nous disposons d’une quantité considérable de connaissances sur les expositions chimiques ou physiques en milieu de travail. Cependant, malgré toutes ces connaissances, un nombre encore trop élevé de travailleurs continuent à être exposés à des carcinogènes connus, même dans les pays riches. Ainsi, bien trop souvent, les ouvriers du bâtiment découpent les matériaux de construction sans porter de masque ou les mineurs travaillant sous terre respirent sans aucune protection les gaz d’échappement diesel.

Comment combler cet écart entre les mesures censées être prises afin de prévenir ces maladies et ce qui se passe réellement sur les lieux de travail ? L’un des obstacles à l’action est la complexité des situations de travail exposant les salariés à des carcinogènes multiples. Il est déjà bien compliqué de réduire la consommation de tabac – qui n’est qu’un cancérigène parmi tant d’autres –, comment dès lors s’attaquer à de multiples cancérigènes présents dans un vaste éventail d’emplois et de secteurs ? Nous ne pouvons pas tout faire, alors où devrions-nous prioritairement agir ?

Telles sont les questions que nous nous sommes posées il y a quelques années. Nous avons pensé qu’il devrait y avoir un moyen de déterminer combien de travailleurs ont été exposés à des agents cancérigènes au travail afin de dresser un état des lieux le plus complet possible des risques cancérigènes en Australie et ainsi fournir aux décideurs politiques des preuves sur les situations les plus problématiques. Nous voulions savoir combien de travailleurs étaient exposés à des carcinogènes sur leur lieu de travail et quelles mesures de contrôle étaient (ou n’étaient pas) mises en place. Nous voulions aussi savoir si l’exposition aux agents cancérigènes était plus fréquente dans des sous-groupes de travailleurs, comme les travailleurs ruraux, les jeunes travailleurs ou les travailleurs migrants.

Notre approche

Notre approche s’est basée sur une méthode d’évaluation mise au point par le professeur Jack Siemiatycki dans les années 1980. Cet expert défend l’idée qu’au lieu de demander aux gens à quels produits chimiques ils sont exposés au travail, il est préférable de les interroger sur ce qu’ils font au travail (leurs tâches), puis d’engager des experts en hygiène industrielle pour examiner les réponses et déterminer les expositions aux agents cancérigènes. Cette méthode a été utilisée avec succès dans le monde entier, mais les experts formés sont difficiles à trouver, coûteux à employer et leur travail exige énormément de temps.

Vers 2008, nous nous sommes rendu compte que si ces questionnaires étaient rédigés avec soin, il était possible d’utiliser à la place des experts des outils informatiques nouvellement développés. Une partie des études sur les niveaux d’exposition aux agents cancérigènes cherchent à identifier les facteurs qui déterminent le niveau d’exposition des travailleurs (les déterminants de l’exposition). Ces études peuvent, par exemple, conclure que le type de moteur ou la distance entre le travailleur et les véhicules dont le moteur tourne au ralenti déterminent le niveau d’exposition aux gaz d’échappement des moteurs diesel. Nous avons estimé que nous pouvions utiliser les résultats de ces études pour concevoir des questionnaires permettant d’établir si des déterminants de l’exposition étaient présents ou non. Nous avons organisé les questionnaires en fonction de "modules de tâches". Par exemple, un module de tâches "peinture" pour les questions sur la préparation des surfaces avant de peindre, les travaux de peinture proprement dits et le nettoyage des équipements de travail. Ensuite, nous avons pu établir à partir de ces "modules de tâches" des "modules d’emploi". Par exemple, un module d’emploi "peintres" qui incluait les "modules de tâches" peinture, coupe du bois, collage et conduite d’un véhicule. À son tour, le module "travaux de peinture" a également été intégré dans les modules d’emploi destinés aux travailleurs de la construction, aux agriculteurs et aux agents de nettoyage. Le dispositif permet aussi de collecter des renseignements sur les moyens de prévention mis en place (y compris la ventilation, les masques, les gants et autres vêtements de protection).

Une fois ces renseignements réunis, nous pouvions élaborer des "règles" permettant de déterminer si les travailleurs avaient été exposés à des cancérigènes. Par exemple, si un travailleur déclarait travailler dans un grand entrepôt, près de nombreux camions diesel qui tournent au ralenti, la "règle" attribuait une exposition élevée aux gaz d’échappement des moteurs diesel; alors que si un travailleur conduisait une voiture à essence seulement sur les routes de campagne, une règle n’attribuait aucune exposition aux gaz d’échappement des moteurs diesel. Notre ambition était d’utiliser les meilleurs experts et études en santé au travail pour élaborer ces règles et ainsi créer un système qui évalue les expositions de façon transparente, reproductible et rapide.

L’application informatique que nous avons développée est connue sous le nom d’OccIDEAS, qui signifie Occupational Interactive Database Exposure Assessment System (système interactif d’évaluation de l’exposition professionnelle). Elle peut être utilisée à toutes les étapes du processus d’attribution de l’exposition aux travailleurs, y compris la sélection des questions les plus pertinentes à poser au travailleur en fonction de ses réponses précédentes, l’évaluation automatique des expositions et la fourniture de données d’exposition sous forme de fichiers téléchargeables. OccIDEAS fournit un moyen pratique et transparent d’évaluer l’exposition aux agents cancérigènes chez un grand nombre de personnes dans diverses professions.

Une étude sur l’exposition en milieu de travail

Nous avons utilisé OccIDEAS pour réaliser une étude visant à déterminer le nombre de travailleurs qui ont été exposés en Australie à des agents cancérigènes au travail, les tâches qui ont le plus souvent entraîné une exposition à des agents cancérigènes et les contrôles effectués.

Nous avons sélectionné 38 agents qui avaient été classés par le Centre international de recherche sur le cancer comme cancérigènes avérés ou probablement cancérigènes pour l’homme. Ils comprenaient les produits de combustion (p. ex. les gaz d’échappement des moteurs diesel), les poussières (p. ex. amiante, silice et poussières de bois), les métaux (p. ex. chrome, plomb et nickel), les rayonnements (p. ex. ionisants et solaires), le travail posté et des substances chimiques industrielles (p. ex. benzène, formaldéhyde).

Nous avons obtenu d’une entreprise commerciale une liste de numéros de téléphone fixe et mobile, et nos intervieweurs les ont appelés pour leur demander s’ils accepteraient de participer à notre étude. Nous avons sélectionné des personnes âgées de 18 à 65 ans et occupant actuellement un emploi rémunéré et, en fin de compte, nous avons mené des entretiens complets avec 4.993 personnes.

Les intervieweurs ont demandé à chaque participant son âge, son sexe, son code postal, son pays de naissance et son niveau de scolarité. Ils ont ensuite demandé l’intitulé de leur poste de travail et les principales tâches qu’ils ont accomplies dans le cadre de ce poste. À partir de ces informations, ils ont, après consultation du participant, choisi le "module d’emploi" contenant les questions les plus appropriées au travailleur. Les entrevues ont duré environ 15 minutes.

OccIDEAS a ensuite examiné toutes les règles et déterminé à quels agents cancérigènes le travailleur a été exposé et à quel niveau (faible, moyen ou élevé). Nous avons multiplié les résultats par le nombre de personnes salariées dans différentes professions sur base du dernier recensement national. Cela nous a fourni une estimation du nombre de travailleurs australiens potentiellement exposés à chacun des 38 cancérigènes.

Qu’avons-nous découvert ?

Sur près de 5.000 participants, nous avons constaté que 1.879 ont été exposés à au moins un agent cancérigène au travail. Sans surprise, les travailleurs les plus susceptibles d’être exposés étaient des ouvriers qualifiés de sexe masculin et travaillaient loin des grands centres urbains. Lorsque nous avons multiplié les chiffres pour obtenir une estimation pour l’ensemble de la population active australienne, nous avons constaté que 2.700.000 hommes et près de 900.000 femmes étaient exposés à au moins un agent cancérigène au travail – ce qui correspond à 58% de la population active masculine et à 21% de la population active féminine. Dans l’ensemble, ce sont donc deux travailleurs sur cinq qui sont exposés à au moins un cancérigène au travail.

Les métiers les plus exposés étaient ceux d’agriculteurs et de conducteurs de divers types de véhicules. En Australie, beaucoup d’activités professionnelles se déroulent à l’extérieur et impliquent donc une exposition massive au rayonnement solaire. Près d’un quart des travailleurs y sont exposés. Les gaz d’échappement des moteurs diesel, la fumée de tabac secondaire, le benzène, la poussière de bois et la silice représentent également des expositions courantes.

L’étude a par ailleurs mis en évidence une plus grande exposition aux cancérigènes dans les régions rurales que dans les centres urbains. Et nous a permis de nous rendre compte du nombre élevé de travailleurs toujours exposés au tabagisme passif dans un pays où la réglementation antitabac est très stricte. En y regardant de plus près, nous nous sommes rendu compte qu’une grande partie de cette exposition provenait des lieux en plein air où les travailleurs déjeunent ou des entrées d’immeubles où les fumeurs se regroupent. La réglementation a récemment été modifiée dans de nombreux États afin de prévenir la consommation de tabac près des entrées des immeubles, de sorte que nous nous attendons à ce que cette exposition diminue.

Nous nous sommes également penchés sur des expositions plus spécifiques. Nous avons constaté que la source la plus courante d’exposition au formaldéhyde n’était pas les tâches effectuées en laboratoire ou dans l’industrie chimique, mais se produisait lorsque les gens coupent et poncent des matériaux composites comme le bois lamellé et les panneaux de particules de bois. La plupart de ces travailleurs n’utilisent pas d’outils équipés de systèmes d’aspiration intégrés ni même des masques. Une autre source inattendue d’exposition au formaldéhyde est liée au métier de pompier. L’étude a mis en évidence une exposition forte parmi ceux qui n’utilisent pas d’appareil respiratoire lors des opérations de nettoyage, une fois l’incendie éteint.

L’étude a également permis de découvrir que les travailleurs du transport routier ne sont pas seulement exposés aux gaz d’échappement des moteurs diesel et au benzène lorsqu’ils conduisent, mais que beaucoup d’entre eux sont également exposés au benzène et à l’amiante lorsqu’ils nettoient ou entretiennent leur véhicule. Beaucoup d’entre eux transportent également du sable et des gravats ou roulent sur des routes non pavées avec les vitres ouvertes, ce qui les expose à la silice. Quant aux agriculteurs et aux ouvriers agricoles, nous avons constaté qu’ils sont tous exposés à au moins un agent cancérigène et que la plupart d’entre eux sont exposés à de multiples agents cancérigènes, y compris le rayonnement solaire, les gaz d’échappement des moteurs diesel et divers solvants. Seulement deux agriculteurs sur trois environ ont été exposés aux pesticides, et les pesticides ne représentent que la sixième exposition la plus courante dans ce secteur. Cela suggère que les initiatives en matière de santé et de sécurité dans le secteur agricole ne devraient pas seulement se concentrer sur les pesticides, mais s’attaquer à un large éventail d’expositions.

L’enquête a mis au jour certaines lacunes dans les mesures de prévention. Par exemple, nous avons constaté que plus de la moitié des pompiers n’utilisent jamais ou rarement un appareil respiratoire. Concernant l’exposition au soleil, la plupart des travailleurs utilisaient au moins une forme de protection solaire, mais moins de 10% des travailleurs portent un chapeau, une chemise à longues manches, travaillent à l’ombre et appliquent un écran solaire pendant plus de la moitié du temps où ils sont exposés au soleil. Cela suggère qu’une plus grande attention devrait être accordée aux contrôles de l’application des politiques de prévention des risques.

L’agence gouvernementale australienne pour la sécurité et santé au travail, SafeWork Australia, qui a financé cette étude, a utilisé les résultats dans ses lignes directrices et outils d’information, de même que dans leurs recommandations en matière de prévention. Le Cancer Council Australia, qui a également fourni des fonds, a utilisé nos données pour prioriser les carcinogènes à cibler dans divers secteurs. Les résultats de l’étude ont été utilisés par d’autres chercheurs et par les syndicats tant en Australie qu’à l’échelle internationale.

Une étude de suivi s’est centrée sur les travailleurs migrants auxquels a été présenté le même questionnaire. Elle a mis en évidence des différences dans l’exposition aux agents cancérigènes entre les travailleurs nés en Australie et ceux issus de l’immigration. Nous avons ainsi constaté que certains groupes de migrants étaient plus exposés à des agents cancérigènes, même lorsqu’ils faisaient le même travail que les Australiens, et que les expositions étaient plus fréquentes chez les travailleurs qui choisissaient de répondre aux questions dans la langue de leur pays d’origine plutôt qu’en anglais. Cela a permis aux organisations d’aide de mettre davantage l’accent sur les conditions de travail des travailleurs migrants, et en particulier de ceux qui maîtrisent moins bien l’anglais.•

Remerciements pour leur soutien à Troy Sadkowsky de Bhoutan Data Scientists qui a dirigé depuis le début le développement informatique d’OccIDEAS, aux experts qui nous ont aidés à développer les questions (Deborah Glass et Geza Benke) et aux bailleurs de fonds (The National Health and Medical Research Council of Australia, SafeWork Australia, the Cancer Council Australia et le Cancer Council of Western Australia).

Pour en savoir plus

Carey R.N. et al. (2014) Estimated prevalence of exposure to occupational carcinogens in Australia (2011-2012), Occupational and Environmental Medicine, 71 (1), 55-62.

Boyle T. et al. (2015) Demographic and occupational differences between ethnic minority workers who did and did not complete the telephone survey in English, Annals of Occupational Hygiene, 59 (7), 862-871.

Driscoll T.R. et al. (2016) Australian work exposures study: prevalence of occupational exposure to formaldehyde, Annals of Occupational Hygiene, 60 (1), 132-138.

Siemiatycki J., Day N.E., Fabry J. et Cooper J.A. (1981) Discovering carcinogens in the occupational environment: a novel epidemiologic approach, Journal of the National Cancer Institute, 66 (2), 217-225.

Dossier spécial - Cancer et travail : sortir de l'invisibilité School of Public Health, Curtin University, Perth, Western Australia

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