Bruxelles est la capitale du lobbying en Europe. Et il n’est pas difficile de comprendre pourquoi, au vu du nombre de dispositions légales nationales qui trouvent leur origine au niveau de l’Union européenne (UE). Les grandes entreprises, les groupes d’intérêt de l’industrie, les consultants en matière de lobbying et les cabinets d’avocats dépensent des centaines de millions d’euros chaque année pour s’assurer que la politique de l’UE répondra aux besoins du “big business”… et leurs efforts sont très souvent couronnés de succès !

On estime que plus de 25.000 lobbyistes sont à l’œuvre dans le quartier européen, la plupart d’entre eux au service d’entreprises et de leurs groupes d’intérêts. Chaque fois que la Commission européenne propose une réglementation, ou que le Parlement européen vote une nouvelle directive, les lobbyistes des entreprises sont présents, bien plus nombreux que les groupes qui défendent l’intérêt public, et dotés de moyens bien plus considérables. Sur certaines questions, le déséquilibre est hallucinant: ainsi, dans le cas de la réglementation financière européenne, les dépenses de lobbying consenties par le secteur bancaire sont trente fois supérieures à celles des ONG, des syndicats et d’autres groupes qui défendent l’intérêt public.

Les effectifs plus nombreux des lobbyistes et les budgets importants dont ils disposent, conjugués à un accès privilégié aux décideurs, se traduisent souvent par une influence excessive de l’industrie et par un détournement du processus décisionnel au profit des grandes entreprises. La place prépondérante occupée par les lobbyistes des entreprises au sein de nombreux groupes consultatifs de la Commission, ou groupes d’experts, constitue un bel exemple de cet accès privilégié. Cette position dominante peut aisément déboucher sur des conseils biaisés, avec des impacts très négatifs sur l’élaboration de la législation européenne.

Les enquêtes menées par des ONG de surveillance des lobbys ont révélé que 75 % des réunions de lobbying auxquelles participent des commissaires européens et des fonctionnaires de haut niveau de la Commission concernent des rencontres avec des lobbyistes représentant le "big business". Dans des domaines essentiels, comme la réglementation financière, le marché intérieur et la politique commerciale internationale, cette proportion grimpe à plus de 80 %.

Le jeu de chaises musicales constitue pour l’industrie un autre moyen d’influencer l’agenda politique à Bruxelles. Lorsque des décideurs européens de haut niveau – commissaires, membres du Parlement, hauts fonctionnaires – quittent leur poste et retrouvent immédiatement un emploi lié aux activités d’un groupe d’intérêt, ou lorsque des lobbyistes rejoignent les institutions européennes, le risque de conflit d’intérêts et d’influence excessive est considérable. De telles situations représentent une menace pour le caractère démocratique de la prise de décision et le souci de l’intérêt public. Et ce jeu de chaises musicales tourne à plein régime à Bruxelles. Un tiers des commissaires qui ont quitté leur poste en 2014 ont ensuite exercé un emploi lié aux activités de lobbying. Les passages controversés du président sortant de la Commission, José Manuel Barroso, chez Goldman Sachs, ou de la commissaire Neelie Kroes, chez Uber et Bank of America, constituent des exemples particulièrement frappants de ce phénomène.

Cet accès privilégié dont bénéficient les lobbyistes du "big business" est un reflet de la foi, largement répandue au sein des institutions européennes, dans l’idéologie néolibérale, un ensemble de convictions centrées sur les vertus du libre marché et de la déréglementation et sur l’idée que ce qui est bon pour le monde des affaires est bon pour la société dans son ensemble. Cette approche fait inévitablement courir le risque d’un détournement de la procédure décisionnelle au bénéfice des grandes entreprises.

La bataille du glyphosate

La bataille menée au niveau de l’UE à l’occasion du renouvellement de l’autorisation de mise sur le marché du glyphosate a clairement illustré cette problématique. Le glyphosate est l’herbicide le plus largement utilisé dans le monde et il est notamment un ingrédient essentiel de l’herbicide Roundup de Monsanto. Cependant, l’activité intensive de lobbying au sujet de cette décision a également démontré que lorsqu’un grand nombre de citoyens européens réussissent à se mobiliser, les groupes de pression de l’industrie ne gagnent pas toujours sur tous les fronts.

Dans le passé, les décisions d’autorisation de mise sur le marché du glyphosate avaient été prises tranquillement, lors de réunions de comités peu connus de l’UE, et sans attirer l’attention du public. Cette fois, en revanche, la procédure autorisant à nouveau le glyphosate s’est déroulée à un moment où les craintes suscitées par l’impact de ce pesticide sur la santé avaient considérablement augmenté, le Centre international de recherche sur le cancer de l’OMS ayant déclaré que cette substance "provoquait probablement des cancers chez l’être humain". Si l’UE était parvenue à la même conclusion, cela aurait entraîné une interdiction définitive de tous les produits contenant du Roundup, puisque les règles européennes en matière de pesticides prévoient le retrait du marché de tous les ingrédients actifs capables de provoquer le cancer, de perturber le système hormonal, ou d’avoir un effet toxique sur le système reproducteur.

Les pétitions émanant de la société civile en faveur de l’élimination du glyphosate ont recueilli le soutien de centaines de milliers de citoyens à travers l’Europe. Des manifestations et des événements ont été organisés lors des principales réunions des responsables européens qui devaient décider de l’avenir de cette substance chimique. Plus d’un million de citoyens ont signé une initiative citoyenne européenne qui demandait à la Commission européenne d’interdire le glyphosate, non seulement pour des raisons de santé, mais aussi à cause des dommages que ce produit occasionne à l’environnement.

Le secteur des entreprises agroalimentaires a fait appel à des acteurs très puissants au sein de la "bulle bruxelloise", qui bénéficiaient tous d’un accès privilégié aux principaux décideurs politiques. Les techniques utilisées varient, allant des coups de com, conférences somptueuses et autres opérations de "greenwashing" dans les médias, en passant par des événements de mise en réseau destinés aux décideurs politiques et aux journalistes. Il faut encore y ajouter les pratiques de recrutement sous la forme d’un jeu de chaises musicales où d’anciens fonctionnaires viennent pantoufler dans le secteur privé. Le secteur des pesticides a coutume d’utiliser en toute tranquillité l’accès privilégié dont il dispose pour influencer les décideurs politiques de l’UE. Mais, dans la bataille du glyphosate, l’industrie a dû faire face à une opposition sans précédent émanant des citoyens.

Le géant des pesticides, Monsanto, est un exemple type de la très grande entreprise qui privilégie un lobbying discret, sous la forme de campagnes qui s’appuient largement sur des coalitions sectorielles et des groupes de pression. C’était le cas notamment de la Glyphosate Task Force, dirigée depuis les bureaux de la société de conseil en lobbying Hume Brophy, implantée dans le quartier européen. Monsanto a également fait appel aux services d’un certain nombre d’autres cabinets de consultance en lobbying pour l’aider à s’opposer aux restrictions frappant le glyphosate. Le lobbying le plus visible a été mis en œuvre par l’association défendant le secteur des pesticides, l’ECPA, qui a notamment organisé un dîner de lobbying avec des membres du Parlement européen, à la veille d’une audition parlementaire capitale.

La bataille du glyphosate a encore gagné en intensité en 2017 avec la publication d’un millier de pages de documents internes de Monsanto. Cette publication avait été ordonnée dans le cadre d’une procédure judiciaire menée aux États-Unis contre la société à l’initiative de victimes du cancer. Les "Monsanto Papers" démontrent que la société n’avait pratiquement pas testé de manière sérieuse la toxicité de ses produits, qu’elle avait fait en sorte d’éviter la poursuite d’études susceptibles de déboucher sur des résultats qui lui auraient été défavorables, et qu’elle avait inspiré des études menées par des scientifiques prétendument indépendants. Les documents révélaient également que Monsanto attaquait systématiquement les scientifiques dont les recherches menaçaient ses profits.

Les preuves des manipulations commises par Monsanto dans le domaine de la recherche scientifique, comme de la procédure réglementaire, étaient si choquantes que le Parlement européen a mis sur pied une commission spéciale d’enquête, chargée d’examiner les "Monsanto Papers". L’audition parlementaire consacrée à ces documents a été précédée d’intenses manœuvres du secteur des pesticides et de syndicats nationaux d’agriculteurs. Un autre résultat de la controverse concernant Monsanto a été l’interdiction d’accès imposée par le Parlement à ses lobbyistes : les députés européens ont pris cette décision après le refus de la société de témoigner lors d’une audience parlementaire.

De manière plus générale, ce débat public sans précédent et la visibilité très importante de cette controverse sur le renouvellement de l’autorisation du glyphosate ont également contribué à mettre en lumière les lacunes du cadre réglementaire de l’UE en matière d’évaluation du risque représenté par les pesticides, et en particulier le rôle de l’EFSA, l’autorité européenne pour la sécurité des aliments. Les recommandations de l’EFSA sont basées dans une large mesure sur des données confidentielles de l’industrie, plutôt que sur des études scientifiques indépendantes. Corporate Europe Observatory (CEO) a demandé à l’EFSA l’accès aux études de Monsanto sur lesquelles cette agence a basé son avis. Les études ont été finalement communiquées à l’ONG, mais ces dernières ne sont pas autorisées à les publier en ligne.

Fait extrêmement choquant, l’industrie des pesticides avait obtenu au préalable l’accès à l’évaluation de la sécurité du glyphosate faite par l’EFSA. Peu de temps avant que l’agence européenne ne publie son évaluation de la sécurité de 2015, des représentants du secteur ont été invités à déposer des demandes de modification du texte, et ont même été en mesure de modifier les documents jusqu’à la toute dernière minute. La bonne nouvelle, c’est que la commission spéciale du Parlement européen sur les "Monsanto Papers" entend proposer des améliorations significatives des politiques réglementaires de l’UE, pour le plus grand bien de la santé publique et de l’environnement, et cela aux frais des sociétés de l’agrobusiness. Par ailleurs, à la suite de l’initiative citoyenne européenne, la Commission a répondu à l’une des demandes formulées, en promettant la transparence sur toutes les études (émanant du secteur) utilisées dans les autorisations de tous les produits réglementés. Toutefois, comme on le sait, le diable est dans les détails, et la question fait encore l’objet pour l’instant de discussions acharnées au sein du Parlement européen.

Le débat public et la controverse ont eu un impact. Dans la phase finale de son processus décisionnel, le Parlement européen a voté en faveur de l’élimination progressive du glyphosate. Les gouvernements nationaux étaient profondément divisés et plusieurs réunions de ce que l’on appelle le comité de comitologie se sont tenues sans jamais pouvoir déboucher sur un accord. À la fin de 2017, la Commission a fait marche arrière, en proposant une prolongation de cinq ans de l’autorisation de mise sur le marché du glyphosate pour usage agricole, au lieu des quinze ans initialement prévus. Neuf gouvernements ont voté contre la prolongation de l’autorisation, mais après d’importantes pressions du secteur sur les gouvernements nationaux, une majorité d’États membres a soutenu la proposition de la Commission. Le vote allemand, par exemple, a changé de manière scandaleuse à la toute dernière minute, en passant de l’abstention à un "oui", ce qui allait l’encontre de l’accord qui avait été conclu entre les ministres concernés !

La prochaine procédure de révision de l’autorisation du glyphosate devrait débuter dans deux ans. Étant donné que l’impact extrêmement préjudiciable des pesticides en général sur la biodiversité est aujourd’hui devenu un point essentiel d’attention, la prochaine procédure de renouvellement d’autorisation, comme pour bien d’autres pesticides, fera d’emblée l’objet d’un examen très attentif de la part des citoyens, des responsables politiques, des médias et des scientifiques. En attendant, de nombreux États membres de l’UE ont introduit de nouvelles restrictions sur l’utilisation de produits à base de glyphosate, notamment la Belgique, qui a interdit aux particuliers tous les herbicides en contenant.

Comment faire face au “big business”

La bataille du glyphosate montre à quel point l’influence du secteur des pesticides sur le processus décisionnel européen est profondément enracinée. Mais elle montre aussi qu’une forte mobilisation citoyenne peut ouvrir le débat et avoir un impact significatif. Un autre facteur clé dans cette bataille, c’est le fait que les stratégies extrêmement manipulatrices de Monsanto et d’autres producteurs de pesticides ont été mises en lumière et que leur légitimité a été remise en question.

Interdire un pesticide est une chose, mais parvenir à une réduction massive de l’utilisation générale des pesticides est une autre affaire. Aussi longtemps que les décideurs politiques de l’UE continueront de confondre les intérêts des grandes entreprises avec ceux du public, la recherche du profit prévaudra sur la sauvegarde du climat et de la santé publique. Si nous voulons des politiques qui protègent l’environnement et la santé publique, alors les entreprises qui sont les plus susceptibles de s’y opposer ne doivent pas être autorisées à élaborer ces politiques. Cela s’applique à tous les stades de la législation, depuis les garanties d’indépendance qui doivent entourer les groupes consultatifs et les agences européennes comme l’EFSA, en passant par l’arrêt du lobbying auprès des élus européens, et jusqu’à un contrôle qui permet de savoir quels acteurs industriels sont engagés dans des activités de lobbying et quels sont les États membres qui s’efforcent d’affaiblir la législation pour avantager "leurs" entreprises.

La prise de conscience des dangers d’une appropriation par les entreprises du processus décisionnel s’est accrue et les exigences de changement se font plus pressantes. Au sein du Parlement européen, plus de 180 parlementaires ont signé un engagement de "se battre pour les citoyens et la démocratie contre l’influence excessive des lobbies des banques et des grosses entreprises". Les élections du Parlement européen qui auront lieu en mai 2019 et la mise en place d’une Commission, plus tard dans l’année, constituent des opportunités uniques pour exiger la mise en œuvre d’une action ambitieuse visant à contrecarrer l’influence des grandes entreprises.•

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