Première cause de mortalité au travail, les cancers professionnels engendrent des coûts importants pour les travailleurs, les employeurs et les systèmes de santé dans tous les pays européens. Ce sont les travailleurs et leurs familles qui en supportent la quasi-totalité. Le processus de révision de la directive Cancérogènes, enfin réamorcé, devrait contribuer à diminuer le nombre de victimes et les coûts associés.

Christian Cervantes s’est courageusement battu contre deux cancers en même temps : un cancer de la bouche et un cancer du pharynx. Ces cancers ont fini par l’emporter à l’âge de 64 ans. Il a travaillé dans l’industrie du verre pendant plus de 30 ans et au cours de sa longue carrière il a été exposé à plusieurs agents cancérogènes : l’amiante, des hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAPs), des fibres céramiques réfractaires, des solvants. Il ne connaissait pas les risques de ces expositions pour sa santé. Après une rude bataille judiciaire menée par sa famille, le lien causal entre la polyexposition à ces agents cancérogènes au travail et le développement de ses cancers a finalement été reconnu par un tribunal de Lyon (France).

Cet exemple est intéressant à plusieurs titres. Il est d’abord parfaitement représentatif de ce qu’on appelle "les cancers professionnels". Des maladies qui touchent davantage les ouvriers que les cadres, à tel point qu’on parle "d’inégalités sociales de santé". Partout en Europe, les professions manuelles sont en effet beaucoup plus touchées par les cancers que les professions intellectuelles et le risque de cancer est donc largement dépendant de la position des personnes dans la société.

Ces cancers sont dus à l’exposition répétée sans protection adéquate à des agents dangereux au cours de la vie professionnelle. Les travailleurs ne sont, la plupart du temps, pas informés des risques auxquels ils sont exposés, et les mesures de protection nécessaires pour éviter ces risques ne sont pas mises en place. L’histoire de nos sociétés productivistes et la maximisation des profits nous montrent que parfois cette ignorance a été sciemment organisée par les industriels. Cela a été notoirement le cas pour l’amiante et le vinyle de chlorure monomère. Aujourd’hui, c’est encore le cas pour les perturbateurs endocriniens ou le glyphosate.

À l’instar de M. Cervantes, les travailleurs qui sont victimes de cancers professionnels ont le plus souvent été exposés non pas à un seul mais plutôt à un cocktail d’agents ou de substances cancérogènes. Ce qui est remarquable dans le cas de l’ouvrier verrier, c’est que la polyexposition a été reconnue pour la première fois par un tribunal comme étant à l’origine de ses cancers professionnels. Dans tous les pays européens, lorsqu’un cancer est reconnu en maladie professionnelle, c’est en règle générale un seul agent causal qui est retenu. Les expositions multiples au travail sont pourtant la norme. Ainsi, les travailleurs du bâtiment sont exposés simultanément à la silice cristalline, à l’amiante, aux émissions des moteurs diesel, aux poussières de bois, aux HAPs et aux rayons UV du soleil. S’ils veulent faire reconnaître un cancer du poumon en maladie professionnelle, ils ne pourront faire valoir qu’une seule de ces expositions.

Des maladies invisibles

Les cancers sont des maladies multifactorielles et les facteurs de risques sont nombreux (style de vie, facteurs génétiques, exposition environnementale ou professionnelle, etc.). Lorsqu’un cancer d’origine professionnelle se déclare, le lien avec les conditions de travail est donc difficile à établir. Les pathologies cancéreuses ne portent en général aucune signature spécifique et rien ne distingue, par exemple, un cancer de la vessie d’origine professionnelle d’un cancer de la vessie d’une autre origine. De plus, les cancers professionnels surviennent souvent des dizaines d’années après le début de l’exposition, typiquement lorsque les patients sont à la retraite, et ils ne pensent pas à faire le lien avec la profession qu’ils ont exercée. A fortiori s’ils ignorent l’identité ou les risques associés aux agents auxquels ils ont été exposés.

De même, les médecins ne s’intéressent que trop peu au passé professionnel de leurs patients cancéreux. La question: "Quelle était votre profession?" est rarement posée. Il en résulte que les cancers professionnels se fondent dans la masse de tous les autres cancers et qu’ils ne sont généralement pas identifiés comme tels. Cette invisibilité est encore plus importante pour les femmes. La majorité des études épidémiologiques disponibles sur les cancers liés au travail concerne les hommes. Un préjugé tenace veut qu’ils soient davantage concernés que les femmes, en raison des métiers lourds et dangereux occupés en majorité par les hommes dans l’industrie. Or, il apparait que les femmes sont également touchées, notamment celles qui travaillent dans certains métiers comme ceux en lien avec les soins aux personnes (lire l’encadré à la fin de cet article).

Pourtant, on estime que dans l’Union européenne (UE), les cancers professionnels représentent environ 8% des nouveaux cas de cancer qui se déclarent chaque année (tous sexes confondus) et qu’ils sont responsables du décès de plus de 100.000 personnes par an. Ils constituent d’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS) la première cause de mortalité au travail dans l’UE, loin devant les accidents du travail qui provoquent environ 5.000 décès par an, soit 20 fois moins. 

Dans tous les pays européens, on constate un phénomène de non-déclaration et de non-reconnaissance des cancers professionnels en tant que maladies professionnelles. En France, par exemple, moins de 2.000 cas de cancers sont reconnus en maladie professionnelle chaque année alors que les pouvoirs publics eux-mêmes estiment que le nombre annuel de cas de cancers qui seraient liés au travail se situe entre 14.000 et 30.000 cas. Ce phénomène participe également à l’invisibilité de ces pathologies. Les obstacles à la déclaration et à la reconnaissance de ces cancers sont en effet nombreux. Outre la difficulté déjà évoquée de faire le lien entre le cancer et les professions exercées, les patients qui soupçonnent un lien de leur cancer avec le travail préfèrent souvent concentrer leur énergie à lutter contre la maladie plutôt qu’à se lancer dans une procédure administrative longue et incertaine pour la reconnaissance en maladie professionnelle (voir encadré). De nombreux patients ignorent même qu’un système de réparation existe et qu’ils y ont accès.

Partout en Europe, c’est une véritable bataille que les travailleurs et leurs familles doivent mener pour la reconnaissance et l’indemnisation d’un cancer en maladie professionnelle. Dans certains cas, cette reconnaissance s’obtient devant les tribunaux. Pour M. Cervantes et sa famille, le combat judiciaire aura duré 12 ans. Le verdict de reconnaissance a été prononcé par les juges 5 ans après la mort de ce syndicaliste. Les démarches judiciaires à l’encontre de son employeur ne sont pas finies pour autant. Pour la préparation de son dossier, la famille Cervantes avait envoyé un questionnaire aux anciens salariés de l’usine. Sur 208 réponses, il y avait 92 cas de cancers. Convaincus que leurs pathologies sont liées aux mauvaises conditions de travail et au manque de mesures de prévention, de nombreux collègues du verrier, poursuivent encore aujourd’hui leur employeur pour "faute inexcusable", une disposition du code de la sécurité sociale en France.

Des coûts faramineux pour les victimes

Dans le cadre des discussions pour la révision de la directive Cancérogènes, l’Institut syndical européen (ETUI) a commandité une étude afin d’estimer le coût annuel des cancers professionnels dans l’UE-28. Dans un premier temps, les chercheurs ont dressé la liste des agents cancérogènes considérés comme étant responsables de la majorité des cas de cancers professionnels observés aujourd’hui en Europe. Vingt-cinq agents cancérogènes ont ainsi été identifiés. Outre les agents déjà cités plus haut, la liste incluait également la fumée de tabac passive, le chrome VI, le cadmium, le formaldéhyde, le benzène ainsi que des agents professionnels tels que le travail de nuit ou posté et le travail dans l’industrie du caoutchouc. Ensuite, les chercheurs ont estimé le nombre annuel de nouveaux cas de cancers imputables à une exposition passée à ces 25 agents. Il s’élève à environ 190.000 nouveaux cas pour les 28 pays de l’UE (entre 125.000 et 275.000 cas par an). Les cancers du poumon, du sein et de la vessie sont les cancers dus au travail les plus fréquents. Si l’on prend l’ensemble des nouveaux cas de cancers dénombrés chaque année en Europe, la part des cancers professionnels s’élève à 8% (6-12%) tous sexes confondus, 5% (3-7%) pour les femmes et 10% (6-15%) pour les hommes. Ces estimations sont proches des estimations les plus hautes publiées jusqu’ici dans la littérature et étayent les études qui fixent la fraction globale attribuable au cancer professionnel à 8% ou plus. Un autre résultat important de cette étude est que la fraction attribuable des cancers professionnels pour les femmes est plus élevée que celle estimée dans des études antérieures.

Sur base du nombre de cas de cancers attribuables au travail, l’étude conclut que le coût total de l’incidence des cancers se situe entre 270 et 610 milliards d’euros par an pour l’UE-28 (ce qui correspond à 1,8-4,1% du PIB de l’UE).

Ces coûts comprennent les coûts directs (traitement médical, transport, etc.), les coûts indirects (pertes de productivité dues à l’arrêt du travail, etc.) et les coûts intangibles ou humains pour les victimes (perte de qualité de vie des travailleurs et de leurs familles). Lorsqu’on analyse la répartition de ces coûts entre les différents acteurs, on constate que ce sont les travailleurs et leurs familles qui en supportent la quasi-totalité (plus de 98%). En effet, une partie importante des coûts directs et la totalité des coûts humains reposent sur les victimes. Lorsque les coûts humains sont exclus, les coûts directs et indirects restent substantiels. Ils sont estimés dans l’étude de l’ETUI à une somme qui se situe entre 4 et 10 milliards d’euros par an. Les employeurs supportent principalement les coûts (environ 4 milliards d’euros par an) liés à l’absentéisme de courte ou de longue durée des travailleurs malades dus au taux de roulement du personnel, à la formation des remplaçants et aux primes d’assurance. L’État supporte une partie des coûts médicaux, les coûts d’assurance sociale et la perte en capital humain due aux décès précoces.

Les cancers professionnels sont donc associés à des coûts extrêmement importants pour les travailleurs, les employeurs et la sécurité sociale dans les différents États membres de l’UE. Les travailleurs sont les grands perdants. Les employeurs s’en sortent plutôt bien: ils empochent les bénéfices de l’utilisation des cancérogènes sur les lieux de travail et externalisent la plus grande partie des coûts vers les victimes et les systèmes nationaux de santé publique. On comprend mieux dès lors pourquoi ils ne sont pas très enclins à mettre en œuvre une prévention efficace contre les cancers professionnels.

Pour réduire drastiquement à l’avenir le nombre de cas de cancers liés aux mauvaises conditions de travail, il est urgent pour l’UE de se doter d’une véritable stratégie globale de lutte contre ces maladies. Cela passe, entre autres, par une mise à jour et un durcissement de la législation existante ainsi qu’un meilleur contrôle de l’application de ces règles dans les entreprises.

Avancées récentes

Dans l’arsenal législatif européen, la directive Cancérogènes vise à protéger les travailleurs contre les risques liés à l’exposition aux substances cancérogènes et mutagènes sur les lieux de travail. Cette directive, adoptée en 1990, organise la prévention et définit une hiérarchie d’obligations pour les employeurs. Lorsqu’ils ne peuvent ni éliminer, ni remplacer ces substances par des substances ou procédés moins dangereux, ni utiliser un système clos, ils doivent réduire l’exposition des travailleurs aux cancérogènes et mutagènes à des niveaux aussi bas que techniquement possible.

La directive définit alors ce qu’on appelle des valeurs limites d’exposition professionnelle (VLEP) à ne pas dépasser. Pendant près de 25 ans, cette directive est restée inchangée et seuls 3 cancérogènes ont été dotés d’une VLEP. En 2016, sous l’impulsion de certains États membres et de la Confédération européenne des syndicats (CES), la Commission européenne a enfin réamorcé la révision de cette directive en proposant des VLEP pour des cancérogènes supplémentaires. L’objectif affiché par Marianne Thyssen, Commissaire aux affaires sociales au sein de la Commission Juncker était l’adoption de VLEP contraignantes pour 50 cancérogènes prioritaires avant 2020. Cet objectif, soutenu par la CES, s’explique par le fait que plus de 80% des expositions professionnelles aux cancérogènes seraient dues à une cinquantaine d’agents communément présents sur les lieux de travail.

Une première vague de onze nouvelles VLEP a été adoptée en 2017. Elle contient des cancérogènes qui concernent un grand nombre de travailleurs comme le chrome VI ou la silice cristalline, auxquels sont respectivement exposés 1 et 5 millions de travailleurs dans l’UE. Une seconde vague avec six VLEP supplémentaires a été adoptée récemment alors que la Commission européenne n’en avait proposé que cinq lors de la publication de sa seconde proposition de révision en janvier 2017. Les débats sur cette seconde vague se sont focalisés sur les émissions des moteurs diesel, un mélange complexe de substances cancérogènes auxquels sont exposés plus de 3 millions de travailleurs en Europe. Alors qu’elles avaient été écartées de la deuxième vague par la Commission, les émissions des moteurs diesel ont été réintroduites dans le champ d’application de la directive et qui plus est avec une VLEP contraignante. Ce revirement fait suite au vote massif du Parlement européen en faveur de ces amendements et ensuite, lors des négociations avec les États membres, au soutien de certains gouvernements, dont l’Allemagne et l’Autriche, qui disposaient déjà d’une valeur limite au niveau national.

Une troisième vague de cinq cancérogènes supplémentaires a été proposée par la Commission en avril 2018 alors que les négociations sur la deuxième vague n’étaient pas encore clôturées. Ces nouvelles VLEP pourraient encore être adoptées par les colégislateurs (Parlement européen et Conseil) avant la fin de la Présidence autrichienne en décembre 2018.

Une quatrième vague est également sur la table de la Commission. Elle comprend à ce stade trois cancérogènes : les composés du nickel, l’acrylonitrile et le benzène. Vu les temps législatifs, ces nouvelles VLEP ne pourront pas être adoptées avant les prochaines élections européennes en mai 2019 et donc la fin du mandat de la Commission Juncker. Avec un total de 25 cancérogènes dotés de valeurs limites contraignantes au niveau européen, la Commissaire Thyssen ne pourra pas tenir ses engagements pour 2020. Elle laissera également des chantiers inachevés, comme l’extension du champ d’application de la directive aux substances reprotoxiques et l’adoption au niveau communautaire d’une méthodologie commune pour l’adoption de VLEP pour les cancérogènes sans seuils. Elle aura néanmoins eu le mérite de réamorcer un processus de révision de la législation resté au point mort pendant 25 ans et, on peut l’espérer, à le rendre pérenne.

C’est une des conditions nécessaires pour asseoir une véritable culture de la prévention des risques cancérogènes dans les entreprises, faire enfin diminuer le nombre de victimes de cancers professionnels et les coûts substantiels qu’ils entraînent pour l’ensemble de notre société.•

Dossier spécial - Cancer et travail : sortir de l'invisibilité ETUI

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