En mai 2017, Emmanuel Macron est devenu le 25e président de la République française. Sitôt élu, il entreprend à marche forcée de "libérer le travail", une priorité énigmatique qui figurait dans son programme de campagne et n’avait pas manqué de susciter polémiques et inquiétudes. Dans son dernier ouvrage, Thomas Coutrot le concède dès l’introduction, et non sans facétie, l’expression "libérer le travail" a récemment été galvaudée pour enjoliver des réformes néolibérales qui n’avaient d’autre but que de déréguler plus avant le marché du travail.
C’est bien entendu à une acception bien plus émancipatrice − et anticapitaliste − que Thomas Coutrot entend consacrer l’ouvrage qu’il intitule Libérer le travail, comme pour en stabiliser définitivement le sens. Dans la première partie d’un livre qui en comporte quatre, l’auteur dresse le tableau de la situation du travail à partir des enquêtes statistiques sur les conditions de travail. Ces dernières permettent de mettre en évidence que le travail est désormais source de souffrance pour plus de la moitié des personnes interrogées. L’organisation néolibérale du travail, une certaine forme de numérisation, la standardisation des tâches, l’insécurité de l’emploi, l’intensification, etc. provoquent de l’insoutenabilité qui occasionne, chez ceux qui y sont confrontés, des maux (souvent qualifiés de "risques psychosociaux") dont la progression est alarmante autant que désolante.
La seconde partie fait écho au soustitre de l’ouvrage, qui résonne comme une sommation à l’adresse des partis de gauche et des syndicats : [Libérer le travail] Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer. L’auteur distingue sur ce point deux courants : le courant productiviste et étatiste, partisan de l’organisation taylorienne du travail (qualifié de "gauche contre le travail") et le courant coopératif-autogestionnaire (qualifié de "gauche sans le travail"). Il entreprend pour chacun d’entre eux d’étayer les raisons qui les ont respectivement conduits à échouer à penser une organisation démocratique du travail, une organisation alternative porteuse d’autonomie, de créativité et d’émancipation, c’est-à-dire, on l’aura compris, de liberté au travail. Pour Thomas Coutrot, si cet impensé ne portait pas à conséquences "tant que le capital offrait des contreparties acceptables à la subordination, […] les dégâts que produit aujourd’hui l’organisation néolibérale du travail rendent cette négligence intenable".
C’est du côté des initiatives managériales que l’auteur emmène le lecteur dans la troisième partie de l’ouvrage. Selon Thomas Coutrot, c’est plutôt du côté patronal que sont apparues les initiatives visant à libérer le travail. Il s’est, en effet, trouvé des managers "humanistes" pour contester le taylorisme et la rationalisation à tout crin ou pour envisager l’avantage productif potentiel de l’autonomie et de la participation des travailleurs. Management participatif, travail en équipes autonomes, approche sociotechnique puis, plus tardivement, "entreprise libérée", sociocratie, holacratie, entreprise autogouvernée, etc. Certaines expériences ont conduit à des impasses, d’autres ont fait la démonstration qu’autonomie au travail peut aller de pair avec productivité. Toutes constituent en tout cas un terreau sur lequel penser des modèles organisationnels non hiérarchiques susceptibles de permettre la liberté au travail.
La quatrième et dernière partie de l’ouvrage aborde le lien entre le travail et la démocratie. Thomas Coutrot y met efficacement en évidence les raisons pour lesquelles la liberté au travail est un enjeu qui déborde la seule sphère du travail et pourquoi il y a urgence à faire de l’organisation du travail une question politique. Études à l’appui, il démontre que là où l’autonomie au travail recule, la participation politique diminue. Pour la France, en croisant les données relatives aux conditions de travail avec les résultats par commune à l’élection présidentielle de 2017, il établit un fort lien statistique entre le manque d’autonomie au travail d’une part et l’abstention ou le vote pour l’extrême droite d’autre part. À l’heure où l’Europe est aux prises avec la montée des populismes, un tel constat doit inciter à chercher les moyens de faire davantage entrer la démocratie au travail pour faire du travail un outil de démocratie. À cette fin, Thomas Coutrot propose de privilégier deux pistes prometteuses : le travail collaboratif et l’éthique de la sollicitude ("éthique du care"), deux alternatives anticapitalistes, dont il présente les contours au travers d’initiatives concrètes (les "classes inversées" menées par certains enseignants en France et les équipes autonomes de soins à domicile Buurtzorg aux Pays-Bas).
Voici donc un ouvrage particulièrement stimulant à mettre dans les mains de tous ceux qui s’interrogent sur la soutenabilité des conditions de travail aujourd’hui.
Libérer le travail. Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer. Thomas Coutrot, Éditions du Seuil, 2018