L’espérance de vie s’allonge, les carrières aussi, tandis que les traitements permettent de travailler plus longtemps avec une maladie. Les dispositifs d’accompagnement restent peu nombreux pourtant à aborder la question de la reprise ou du changement d’activité. Des groupes de parole “Maladies chroniques et activité” ont tenté l’expérience, pariant sur les échanges entre pairs et la sortie de l’isolement.

"Je n’étais pas bien, je ne savais pas comment m’en sortir, me remobiliser". Nadine a 65 ans, elle a eu un cancer du sein en 2010. Au même moment, le centre de formation qu’elle dirigeait, pour des publics en difficulté, dépose le bilan. Nadine se concentre d’abord sur la fermeture de l’établissement, tout en suivant ses traitements. Mais une fois les démarches administratives terminées, le cancer se rappelle brutalement à elle et Nadine se retrouve "très très mal" : "Je n’avais pas du tout l’âge de partir à la retraite, j’avais un cancer, un dépôt de bilan, pas trop la forme… Je passais de beaucoup de responsabilités et d’énergie à rien du tout parce que, physiquement, je ne pouvais plus rien faire."

Isabelle* a connu la même difficulté : "Après trois mois d’arrêt de travail quand ma maladie s’est déclarée, j’ai pu reprendre mais à temps partiel. C’était le seul moyen que j’avais trouvé pour faire avec la fatigue et la douleur, tout en gagnant de quoi vivre et en me sentant utile dans mon entreprise. Mais ça a stoppé net ma carrière."

Depuis, sa maladie s’est stabilisée mais son travail ne la satisfait pas. Isabelle se sent "reléguée" dans son service, "bloquée". "On me donne les choses les moins intéressantes à faire, ce n’est pas facile de garder des dossiers stimulants quand on n’est pas là tout le temps, c’est encore très mal vu en France de ne pas travailler à plein temps." C’est le médecin du travail qui lui a proposé le mi-temps thérapeutique. À l’hôpital, Isabelle a également rencontré une psychologue au moment de l’annonce de sa maladie. "Mais ça a été une aide très ponctuelle. Et je n’ai trouvé aucun interlocuteur pour parler de la manière dont on pouvait travailler tout en étant malade", déplore cette Parisienne de 48 ans. C’est un flyer qui a aidé Nadine et Isabelle. Un flyer annonçant l’existence du "Club maladies chroniques et activité", à la Cité des Métiers, à Paris. Une démarche unique, limitée dans le temps, destinée à accompagner dans leur retour au travail les personnes souffrant de maladies chroniques, au premier rang desquelles le cancer.

Des travailleurs plus âgés, plus susceptibles d’être malades

Les Italiens partent à la retraite à 65 ans, les Belges et les Allemands partiront à 67 ans à l’horizon 2029-2030 et les Britanniques nés après 1970 à 68 ans. La Suède a annoncé le relèvement de son âge légal de départ à la retraite de 61 à 64 ans. Avec cette réforme, les Suédois pourront travailler jusqu’à 69 ans, contre 67 ans jusqu’à présent. Un peu partout dans l’Union européenne, les hommes et les femmes vont travailler plus tard et notamment durant leur soixantaine. Or, pour la plupart des cancers, le risque augmente avec l’âge. De nombreuses formes de cancers surviennent rarement avant 50 ans. En moyenne, 60% des personnes atteintes ont plus de 65 ans, selon la Fondation belge contre le cancer. Le taux de survie à cinq ans, lui, s’est amélioré ces dernières années pour les principaux cancers, selon une vaste enquête publiée en France en 2016 par l’Institut de veille sanitaire (InVS) et l’Institut national du cancer (INCa). Résultat: les Européens sont de plus en plus nombreux à être malades tout en travaillant. Ce qui implique des situations tout à fait nouvelles.

Le cancer fait partie des maladies chroniques qui sont définies par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme "un problème de santé qui nécessite une prise en charge pendant plusieurs années, souvent associé à une invalidité et à la menace de complications graves". Ces maladies recouvrent des réalités très diverses mais elles comportent deux traits communs : la durée de la maladie qui ne permet plus de l’aborder comme une parenthèse dans le cours d’une vie et une obligation de gestion de la chronicité dans toutes les sphères de la vie sociale. Pour ces malades, le soin ne signifie pas guérison mais aménagement de la vie.

Les maladies chroniques se distinguent des maladies aiguës par leur durée, l’alternance de périodes critiques et de périodes de stabilité ainsi que par l’imprévisibilité de leur évolution. Elles n’impliquent pas nécessairement, hors des phases de traitements intensifs, une suspension de la vie professionnelle. Elles constituent néanmoins un risque accru d’incapacité professionnelle, de limitation de l’activité, de perte et de changement d’emploi, d’absentéisme au travail. Peu visibles, voire indicibles dans un grand nombre de cas, les conséquences des maladies chroniques sont souvent sous-estimées, niées, mal comprises et ne font guère l’objet de débat au sein du monde du travail. Pourtant, comme le montrent plusieurs études qualitatives sur la vie des personnes touchées et en âge de travailler, une majorité d’entre elles souhaite poursuivre ou reprendre une activité, non seulement pour des raisons financières, pour l’intérêt que peuvent revêtir le métier et les relations professionnelles mais aussi parce que l’activité est un puissant instrument de dégagement de l’emprise de la maladie et de l’enfermement dans le statut social de malade. Comment ces périodes d’alternance entre traitement et travail sont-elles vécues ? Comment le retour au travail est-il favorisé, ou non? Quels sont les dispositifs d’accompagnement et en quoi le "Club" dont parlent Nadine et Isabelle est-il particulièrement instructif ?

Des dispositifs peu nombreux

Après avoir déposé le bilan de son centre de formation, Nadine s’est inscrite à Pôle Emploi et, encouragée par son conseiller, a demandé un bilan de compétences. "Sauf que Pôle Emploi m’a rapidement orientée vers un prestataire pour mon suivi, et que ce prestataire – à 1h30 en transports en commun de chez moi – m’a demandé de faire un stage et de démarcher un maximum d’employeurs, preuves à l’appui, se souvient Nadine. Le bilan de compétences est tombé aux oubliettes sans que je comprenne pourquoi." À cette époque, la sexagénaire se sent trop faible pour un stage à plein temps et des démarches accélérées. Elle ne sait pas qui contacter, qui pourrait l’accompagner vers une nouvelle activité tout en prenant le temps de se soigner et de se reposer. Isabelle non plus, qui déplore que son entreprise ne se soit pas adaptée à sa situation. Ses entretiens annuels ne donnent pas lieu à des améliorations malgré ses demandes récurrentes. Depuis l’annonce de sa maladie, l’assistante en marketing a eu droit à deux jours de formation, pas plus.

Pourtant, en France, certaines entreprises ont signé la charte Cancer et Emploi, proposée par l’INCa, pour s’impliquer "dans le maintien et le retour à l’emploi de leur personnel touché par la maladie". Aujourd’hui, ce sont près de 1.200.000 salariés qui sont concernés par les dispositions proposées. Quelques entreprises vont plus loin et font appel à l’Anact, l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail, pour adapter les postes de personnes malades aux contraintes de celles-ci – absences imprévues, traitements pendant la journée, coups de fatigue, mi-temps, etc. – plutôt que de demander à la personne malade de s’adapter à son poste qui, lui, n’a pas changé. Mais ces cas restent rares.

À l’extérieur de l’entreprise, la plupart des dispositifs prennent la forme d’accompagnements individuels dans le cadre de consultations médicosociales ou plus spécifiquement psychologiques. Mais la situation change, lentement, et la part des démarches collectives est en développement. Souvent, ces dispositifs sont présentés comme des "groupes de parole", ce qui recouvre des objectifs, des conduites, des référentiels différents. On peut ainsi distinguer des groupes d’entraide et de soutien, basés sur une démarche d’auto support, qui privilégient l’échange entre pairs et qui se déploient notamment dans les milieux associatifs ; des groupes de type "éducation thérapeutique", plutôt inscrits en milieu hospitalier ; et enfin des groupes psychothérapeutiques, aux orientations diverses, que ce soit psychanalytique, systémique, comportementale, etc.

Des Clubs pour parler maladie et activité

C’est dans ce mouvement qu’a été initiée de 2010 à 2013 une "recherche-action" spécifiquement axée sur le lien entre travail et maladie chronique, financée par l’Institut national du cancer (INCa), le Cancéropôle d’Île-deFrance, et mise en œuvre par une équipe de psychologues et sociologues du CNAM, le Conservatoire national des arts et métiers à Paris. Le but de ces "Clubs maladies chroniques et activité" est de mieux comprendre les freins et les difficultés au retour ou maintien dans l’activité et de mettre en place des actions qui permettent de faire évoluer la situation de telle sorte que l’activité ou le travail ne s’effectuent pas au détriment ni de la santé des personnes ni de la performance des entreprises. Pour participer aux Clubs, trois conditions sont requises : être majeur, avoir une maladie chronique et souhaiter reprendre une activité, un travail ou un emploi. Les cancers se sont trouvés être les maladies les plus représentées.

"J’avais besoin d’accompagnement au quotidien dans les relations avec mes collègues et mes managers", raconte Corinne*, en rémission d’un cancer, qui a, comme tous les participants, d’abord rencontré les organisatrices pour que celles-ci cernent ses motivations et lui expliquent la démarche. Elle a ensuite rejoint le groupe des malades en emploi pour des réunions de deux heures et demie tous les quinze jours. Il a en effet rapidement fallu distinguer deux groupes aux problématiques différentes: avec et sans emploi. Dans les deux cas, en début de rencontre, chaque participant donne "son état météo" et les autres rebondissent: "Ça fait écho avec mon expérience, as tu pensé à contacter une assistante sociale?", "Tu sais que l’Agefiph propose une allocation à la compensation du handicap, ça pourrait t’aider à payer une Autolib pour venir travailler", "Tu devrais retourner voir l’avocat, ton entreprise n’a vraiment pas le droit de faire ça!", "Laisse tomber, ce n’est plus bon pour ta santé d’être dans la bagarre en ce moment pour toi", "Dans mon secteur d’activité, on ferait comme ça à ta place", "Essaie d’identifier ce que tu peux encore faire avec ta fatigue", etc.

"C’est vraiment le débat collectif qui fait l’efficacité de ce Club. Et le fait d’avoir des maladies différentes: ça évite de se plaindre et de comparer les médicaments, c’est moins plombant", estime Isabelle, l’ancienne assistante en marketing. "Faire partie de ce groupe permet de se rendre compte que nous ne sommes pas seuls face à ces situations", constate de son côté Corinne. "Et que nous ne sommes pas responsables de tout." Certains participants rapportent en effet des paroles de managers et d’employeurs particulièrement violentes. "C’est très bien d’avoir ce lieu pour parler hors de la sphère domestique, où on n’entre pas forcément dans le détail", estime Corinne. "Les pairs n’ont pas de regard jugeant, c’est très soutenant parce qu’ils sont dans la même situation, ça enrichit la réflexion. Ils ne sont pas dans la pitié non plus, contrairement à certains amis qui donnent des conseils."

Ce qui peut rendre service, parfois, c’est de souligner les paradoxes dans les attentes des participants, ou d’aider certains à se rendre compte aussi qu’ils adoptent des attitudes au travail qui ne facilitent pas les relations, ce dont ils se plaignent par ailleurs. Corinne, qui devait courir entre son entreprise et ses traitements, avait par exemple décidé de ne plus déjeuner à la cantine. Elle avalait une salade devant son écran pour ne pas perdre de temps. "C’est en l’expliquant devant le groupe que je me suis rendu compte que je participais à ma mise à l’écart…" Elle a changé ses habitudes et se trouve mieux intégrée dans sa nouvelle structure, une plus petite entreprise que celle qui l’employait avant.

Le travail remis à sa place

Au-delà des informations sur les interlocuteurs et les dispositifs utiles, sur la manière de s’adresser à eux et d’éviter de déprimer face à la complexité des dossiers à monter, la question la plus fréquente concerne l’adaptation au contexte, remarque Corinne, juriste de formation: les participants se rendent compte qu’ils ne peuvent plus continuer à travailler de la même façon, qu’il faut aménager l’emploi du temps, le poste, pour se maintenir en santé. Et qu’ils ne peuvent pas garder le même train de vie.

La question du sens du travail revient également: il ne s’agit plus seulement de gagner sa vie. Il s’agit de se demander comment donner du sens à son travail, quel rôle la personne veut jouer dans ce monde alors qu’il est possible qu’elle meure bientôt. "Dans le groupe, les participants supportaient moins qu’avant des conditions de travail et des métiers qui n’étaient pas en accord avec leur éthique, mais aussi les tâches inutiles, les règlements idiots tout le temps perdu", se souvient Nadine.

Renoncements et engagements

Ne pas être en poste ajoute des questions supplémentaires: faut-il parler de sa maladie au futur employeur, sans connaître l’ambiance qui règne dans l’entreprise, si le télétravail y est bien vu, si le manager est à l’écoute ou pas? "Rechercher un emploi, c’est un travail à plein temps. Ça demande des efforts intensifs. Mais quand on est malade, on est fatigué et on n’a pas la même temporalité", rappelle Nadine.

"Le prestataire de Pôle Emploi qui m’a reçue était payé pour secouer mais, dans le cas des gens malades qui arrivent juste au chômage, c’est très violent. Ce n’était pas la temporalité dont j’avais besoin. Le Club a représenté un contre-pouvoir. Tout le monde m’a laissé exprimer ma colère, mes craintes, mes doutes. Parce que je ne savais pas ce que pouvais faire avec mon âge et mes capacités physiques. Ça m’a décomplexée. Ça m’a aidée à me reconnecter avec ce besoin de prendre du temps, sans culpabiliser, pour construire un projet."

Un outil d’aide à l’élaboration de projet a été mis au point par une psychologue du travail impliquée dans les Clubs : un questionnaire destiné à faire "un travail d’introspection", se souvient Nadine, "pour savoir ce qui nous avait marqués dans nos expériences antérieures, les valeurs intangibles pour nous, les conditions de travail qui nous plaisaient". Cet outil l’a aidée à faire le tri, à rebondir "en ayant des billes parce qu’on n’a plus de repères quand on est malade". Après l’avoir travaillé seule puis exposé au groupe, Nadine a pu déterminer un projet professionnel qui lui plaisait. Elle a repris à temps partiel en tant que conseillère dans une association en Seine-Saint-Denis qui fait de l’insertion. Sans responsabilité, avec un salaire inférieur au précédent et des responsables plus jeunes qu’elle. "Mais j’ai compris que ce qui comptait pour moi, finalement, c’était certaines valeurs, de continuer dans la relation d’aide." Au bout de trois ans, l’association a fermé. Nadine a cherché "mollement" un emploi jusqu’à sa retraite. Elle est en rémission de son cancer. Corinne est revenue au droit, qu’elle avait dû quitter quelques années. Isabelle, elle, a changé de métier, pour devenir… psychologue du travail.•

Dossier spécial - Cancer et travail : sortir de l'invisibilité

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