Soumaila Sacko a été assassiné le soir du samedi 2 juin 2018 à San Calogero. Âgé de 29 ans, né au Mali, ouvrier agricole en Italie du Sud, il vivait avec environ 5.000 autres journaliers d’origine africaine dans un des bidonvilles de la plaine de Gioia Tauro, une région agricole en Calabre. Avec deux de ses camarades, il s’était rendu dans une ancienne fabrique de San Calogero. Ses amis venaient y chercher des tôles pour améliorer leur logement. Soumaila voulait leur donner un coup de main. Il était haï par les propriétaires de la région et les intermédiaires de l’exploitation des journaliers, ceux qu’on appelle les "caporali", souvent liés aux organisations criminelles. Il était leur ennemi parce qu’il était militant syndical. Il s’était jeté avec passion dans l’organisation collective des journaliers africains soumis à des conditions d’exploitation impitoyable. Des journées harassantes à cueillir la production dans les champs pour 2 euros de l’heure. Des logements dans des campements souvent privés des conditions d’hygiène les plus élémentaires. L’humiliation et la violence quotidiennes.

Trois jours avant ce meurtre, un nouveau gouvernement italien venait d’être formé après de longues tractations. Une coalition entre le parti d’extrême droite la Lega et le Mouvement des cinq étoiles. Le programme de cette coalition avait pris la forme insolite d’un contrat signé dans le cabinet d’un notaire par les deux leaders de ces formations: Matteo Salvini et Luigi Di Maio. Rarement la politique aura calqué de manière aussi caricaturale le fonctionnement de la sphère privée ou commerciale. Ce "contrat" reprend en grande partie les obsessions xénophobes et racistes qui nourrissent l’extrême droite un peu partout en Europe. Il prévoit la création de centres de détention pour les migrants sans papier dans toutes les régions d’Italie. Il va jusqu’à chiffrer la cible du nouveau gouvernement: 500.000 migrants y sont considérés comme illégaux. Il annonce le démantèlement des campements roms (forcément "illégaux" puisqu’aucune municipalité ne veut les régulariser). Il reprend l’idée d’un "revenu de citoyenneté". Cette appellation abusive désigne en fait un montant minimal pour les personnes se trouvant dans une situation de pauvreté liée au chômage ou à la retraite. Revenu conditionné (sauf pour les retraités) par l’acceptation d’offres d’emploi. Ce revenu est explicitement réservé aux seuls citoyens italiens. Dépourvus de la moindre mémoire historique, les rédacteurs du "contrat" ont dû ignorer cette coïncidence: en Italie, 2018 marque le 80e anniversaire des lois raciales de Mussolini.

La progression électorale spectaculaire de l’extrême droite en Italie a libéré la parole et les actes racistes. La violence verbale des démagogues dans les meetings électoraux et sur les réseaux sociaux est relayée par une violence visqueuse, quotidienne, multiforme dont la fonction est d’imposer aux migrants de se résigner à leur sort, de produire et de se taire.

L’assassinat de Soumaila Sacko a été suivi de manifestations de protestation et de grèves menées par les ouvriers agricoles africains d’Italie du Sud. Le silence des membres du nouveau gouvernement a été assourdissant. Pendant plusieurs jours, pas une seule déclaration ni du ministre de l’Intérieur, Salvini, ni du ministre du Travail, Di Maio, les deux signataires du fameux contrat. Le lendemain de l’assassinat, Salvini s’est contenté d’un cri triomphal lancé au cours d’un meeting en Sicile : "Pour les migrants clandestins, la fête est finie, ils doivent faire leur valise, avec calme, mais ils doivent s’en aller." Même le rapatriement du corps au Mali n’a été possible qu’à la suite d’une collecte organisée par le syndicat. L’écrivain Roberto Saviano a répondu aux nouveaux dirigeants italiens : "La fête pour quelqu’un qui a débarqué de nuit en Italie et obtenu un permis de séjour peut avoir lieu de nuit, un samedi soir, alors qu’il aide des compagnons à se procurer de la tôle pour construire un refuge résistant aux flammes. La fête est soudaine. La fête est une balle tirée dans la tête. Soumaila Sacko est mort ainsi, en Calabre, à quelques kilomètres de Rosarno, la petite commune où Salvini a été élu sénateur. Soumaila avait un permis de séjour en règle. Je n’ose imaginer quelle est la fête pour celui qui n’a pas de papiers." En effet, depuis des années, différentes ONG signalent des meurtres de journaliers migrants qui ont osé défier les patrons. Dans bien des cas, le cadavre disparaît sans trace aucune.

Dans les semaines qui ont suivi l’assassinat de Soumaila Sacko, la presse italienne s’est penchée sur le lieu du crime. Mal nommé, la fornace tranquilla (le "fourneau tranquille"), cet ancien établissement de matériaux de construction est sans doute la décharge illégale la plus dangereuse d’Europe. Environ 130.000 tonnes de matériaux cancérogènes ensevelis pour permettre aux entreprises concernées d’épargner l’argent d’un traitement plus efficace. Le scandale a été découvert en 2011 et la procédure judiciaire est enlisée depuis des années. Parmi les responsables de ce crime contre la santé publique, la multinationale de production d’électricité ENEL, une ancienne entreprise publique privatisée en 1999. Cela contribue à expliquer la complaisance à l’égard de certaines formes d’illégalité. Entre 2000 et 2007, pas moins de 4.500 transports en camion ont été organisés. Les autorités locales fermaient les yeux.

L’auteur matériel de l’assassinat, Antonio Pontoriero est un agriculteur de la région. Son oncle est cité dans l’affaire des déchets toxiques comme un intermédiaire entre les propriétaires du "fourneau tranquille" et les entreprises qui leur envoyaient des déchets.

Comme dans une tragédie antique, San Calogero concentre des éléments essentiels de deux destins possibles pour l’Europe. Les conditions de travail inhumaines des migrants rendues possibles par le refus des gouvernements d’accorder des papiers à une partie importante d’entre eux, la haine raciste, la recherche du profit comme valeur partagée entre la criminalité organisée et des sociétés multinationales, la progression dramatique des partis xénophobes dans nombre de pays et leur accès au gouvernement dans certains d’entre eux. Soumaila Sacko incarne la possibilité d’un autre avenir, celui d’une humanité sans frontières, de la solidarité et de la lutte collective pour l’émancipation.•

Editorial ETUI

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