À Dottignies, un village proche de la ville belge de Mouscron, à la frontière française, un homme se démène depuis plusieurs mois pour faire reconnaître l’origine professionnelle du cancer dont souffre sa compagne. Celle-ci a été exposée pendant quinze ans à un solvant cancérogène dans une entreprise du secteur textile.

Plus d’un an après le diagnostic, évoquer sa maladie reste une épreuve pour la quadragénaire. "Myélome multiple"… jusqu’à ce rendez-vous médical du 27 novembre 2016, Laurence Petit n’avait jamais entendu ces mots, pas plus que son compagnon, Christophe Maresceaux. Le myélome multiple est en effet un cancer de la moelle osseuse relativement rare.

Cette maladie, ils ne l’ont pas vu venir. C’est par hasard, à la suite d’une fatigue persistante, que Mme Petit se rend chez son médecin généraliste. La prise de sang révèle des anomalies : un "pic monoclonal", pour reprendre le jargon médical exact. La maladie est détectée à un stade précoce. Le cancer est considéré comme "dormant" et les médecins n’imposent pour l’instant aucun traitement médical lourd.

Mais comment vivre sereinement avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête ? La maladie risque d’attaquer les os. "Dans dix ans, est-ce que je pourrai encore me déplacer seule", se demande Laurence.

"Comment ma compagne a-t-elle pu développer un cancer à seulement 48 ans ?", s’interroge de son côté Christophe. La question taraude ce solide gaillard, affable et volubile, pas du genre à se satisfaire de réponses toutes faites.

"Les médecins sont focalisés sur les aspects curatifs. Quand on les interroge sur les causes de la maladie, on sent très vite que cela les dérange, qu’ils n’y voient pas d’intérêt", s’insurge-t-il.

Faute de réponses du milieu médical quant aux origines éventuellement professionnelles de la maladie, il se lance dans une quête d’informations sur Internet, tous azimuts. Il se plonge dans une documentation multiple, visite les sites des organismes internationaux comme le CIRC, le Centre international de recherche sur le cancer qui est rattaché à l’OMS, multiplie les contacts. Et frappe à toutes les portes.

Il découvre que le myélome multiple peut être lié à une exposition à des solvants. Il interroge sa femme, la harcèle de questions… "As-tu été exposée à des solvants quand tu travaillais dans cette entreprise textile ?" Laurence répond que non, puis plus tard se rappelle qu’elle trempait son pinceau dans un liquide incolore pour le nettoyer.

Trichlo et fumée de cigarette

Le couple Maresceaux-Petit habite à Dottignies, à quelques kilomètres du centre de Mouscron, près de la frontière française et de la grande agglomération lilloise. La ville ouvrière de Roubaix est toute proche. Toute cette région a vécu pendant plus de deux siècles par et pour l’industrie textile. Cette prospérité semble révolue. Alors qu’en 1990 Mouscron comptait encore une trentaine d’entreprises textiles procurant du travail à 4.000 personnes, cette industrie n’employait plus qu’environ 1.300 personnes en 2012.

Christophe et Laurence me reçoivent dans leur grand salon-cuisine lumineux et décoré avec goût. Alors que nous prenons le café autour de l’immense plan de travail de la cuisine, je demande à Laurence de m’expliquer comment elle s’est retrouvée en contact sur son lieu de travail avec du trichloréthylène.

Laurence Petit a seulement 19 ans quand elle entre chez Antrafa, via l’intérim. L’entreprise est proche du domicile familial et dans cette famille ouvrière on n’ambitionne pas de longues études. "J’étais l’aînée d’une famille de cinq enfants. Je devais travailler pour aider financièrement mes parents", explique-t-elle.

La PME Antrafa, rebaptisée Majaty en 2010, fabrique les catalogues promotionnels des grands producteurs de revêtements de sol de la région. La jeune femme est en début de chaîne: elle applique à l’aide d’un pinceau de la colle sur de grandes feuilles cartonnées, puis les place sur un tapis roulant afin que ses collègues y apposent les échantillons de moquette. Afin d’éliminer les dépôts de colle, elle plonge régulièrement son pinceau dans une vulgaire boîte de conserve remplie d’un liquide.

Pendant 15 années, Laurence va répéter ces gestes, pendant ses huit heures de travail quotidien, sans jamais se renseigner sur ce que contient exactement son pot. "On appelait ça du trichlo, du nom qui était mentionné sur le bidon que la contredame utilisait pour remplir nos pots, une fois par semaine", se souvient vaguement Laurence Petit.

"Aujourd’hui, elle culpabilise, se sent presque coupable d’avoir fait confiance à ses anciens employeurs", commente son compagnon. Le "trichlo", c’est du trichloréthylène. Il s’agit d’un composé chloré, dérivé de l’éthylène et longtemps utilisé comme solvant dans de nombreuses industries. On y a eu beaucoup recours à partir des années 1950 pour le dégraissage manuel des textiles, le nettoyage des machines et du matériel lors de la mise en œuvre de peintures, colles, adhésifs, caoutchouc, plastiques, etc.

Suspecté d’être cancérogène dans les années 1970, il est remplacé par un autre solvant chloré, le 1,1,1-trichloroéthane. Après l’interdiction du trichloroéthane, en 1995, le trichloréthylène réapparaît mais il est utilisé de manière moins massive. Il est en effet classé cette année-là comme probablement cancérogène pour l’homme par l’OMS.

La nouvelle semble ne pas avoir atteint Mouscron où Majaty continuera à l’utiliser tout au long des décennies 1990 et 2000. Outre le nettoyage des pinceaux, l’employeur mettait également à la disposition des ouvrières une petite bouteille remplie de ce solvant. Elles s’en servaient pour éliminer les résidus de colle séchée sur leurs mains avant de prendre leur déjeuner car il n’y avait pas de lavabo dans l’atelier. Elles refaisaient ce rituel à la fin de leur journée de travail. Le trichloréthylène est également généreusement aspergé une fois par an sur les tapis roulants de l’atelier pour les remettre à neuf.

Laurence Petit conserve un souvenir peu engageant de son ancien lieu de travail: un atelier sans fenêtre, éclairé uniquement à la lumière artificielle. Il y fait froid en hiver, étouffant en été. Et surtout très sale. Quand le fondateur de l’entreprise a remis l’affaire à ses trois enfants, au début des années 1990, la société de nettoyage a été congédiée. Les locaux sont nettoyés quand les ouvrières ont un peu de temps. Autant dire, presque jamais.

Toute la journée, la vingtaine d’ouvrières baignent dans les odeurs de colle, de trichlo… et de cigarette. "Le patron qui nous surveillait en permanence depuis son bureau vitré ne pouvait s’empêcher de fumer. Il pouvait donc difficilement interdire la cigarette à ses salariées. Et donc, les fumeuses fumaient tout en travaillant", se souvient Laurence Petit.

En 1995, la jeune ouvrière tombe enceinte. L’étiquette du pot de colle dans lequel elle plonge son pinceau indique : "ne pas inhaler". Jusqu’alors très discrète et peu vindicative, Laurence cette fois insiste, et est finalement envoyée à un autre poste, moins exposé aux petits pots de "trichlo" mais elle continuera de travailler dans l’atelier jusqu’à la veille de son accouchement.

La grossesse se passe bien mais le bébé qui naît est d’un poids anormalement bas. La fille aînée de Mme Petit sera suivie jusqu’à ses dix ans par les pédiatres de l’hôpital universitaire Saint-Luc de Bruxelles. À l’époque, elle ne s’est jamais posé la question d’un lien avec son environnement de travail mais depuis le diagnostic de sa maladie, et la prise de conscience de son exposition à des produits dangereux, Laurence se demande si les problèmes de croissance de sa fille n’étaient pas liés à l’air saturé en émanations toxiques qu’elle respirait lors de sa première grossesse.

Fusillé du regard

"Rien n’a changé depuis cette époque", assure au téléphone une ancienne collègue de Mme Petit, qui préfère rester anonyme. Il n’y a donc toujours pas de lavabo dans le local de production, et pour se laver les mains – à l’eau froide… – il faut se rendre aux toilettes ou dans la cafétéria où les ouvrières prennent leur pause de midi, la seule de la journée.

L’hiver, les ouvrières portent toujours des écharpes et des gants en laine pour se protéger du froid car le système de chauffage fonctionne mal. Le rythme de travail est toujours aussi intense et les relations avec la direction restent détestables. "On ne peut pas parler, dès qu’on parle on est fusillé du regard", témoignet-elle. Elle se plaint également d’intenses douleurs dans les jambes et dans le dos, et accuse le tapis roulant qui est trop bas.

Par contre, le trichlo n’est plus utilisé depuis quelques années. "On l’a remplacé par un autre produit, mais je ne sais pas lequel", signale-t-elle.

"On ne peut pas être difficile, à nos âges", soupire l’ouvrière, qui comme la plupart de ses quelque vingt collègues se situe dans la tranche des 45-55 ans. Cette résignation s’explique par le manque d’alternatives professionnelles réalistes pour cette main d’œuvre non diplômée dans une région minée par la désindustrialisation. L’absence totale de présence syndicale dans la PME n’encourage évidemment pas ces salariées vulnérables à revendiquer un meilleur environnement de travail.

Dans ce contexte, le couple Petit-Maresceaux semble bien isolé dans son combat. Pour remplir le dossier de demande en reconnaissance en maladie professionnelle, ils ont cherché de l’aide auprès de leur organisation syndicale. "Nous ne pouvons pas intervenir à ce stade, revenez quand Fedris aura rejeté votre demande", leur a-t-on répondu en substance… Fedris, l’organisme public belge chargé de l’indemnisation des travailleurs souffrant d’une maladie due à leur travail, n’est en effet pas réputé pour sa générosité.

Des études réalisées sur les rongeurs exposés au trichloréthylène ont permis de mettre au jour une augmentation de l’incidence des tumeurs du système hématopoïétique (organes impliqués dans la formation des cellules sanguines, dont la moelle osseuse). Mais Fedris privilégie les études épidémiologiques ; or, celles-ci n’ont pu établir de lien formel qu’entre le trichlo et le cancer du rein.

En cas de rejet de leur dossier par Fedris, l’ex-ouvrière du textile n’aura d’autre recours que de faire appel de la décision devant le tribunal du travail. Un scénario que le couple est pour l’instant encore loin d’envisager. C’est malheureusement la situation dans laquelle sont aujourd’hui, au XXIe siècle, abandonnées la très grande majorité des victimes de maladies du travail en Belgique.•

Dossier spécial - Cancer et travail : sortir de l'invisibilité ETUI

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