Elles ne sont plus qu’une dizaine dans tous les Balkans. Héritage de l’époque communiste, et de son idéal d’émancipation des femmes par le travail, l’embauche de femmes dans l’industrie minière a survécu un temps à la transition vers le capitalisme. Rencontre avec les dernières “gueules noires” au féminin d’Europe.
Lorsque Šemsa Hadžo se réveille à 5 heures du matin et sort dans la cour pour traire son unique vache, son haleine forme de la buée à cause du froid même si nous sommes en juin. À cette époque de l’année, dans la Bosnie-Herzégovine centrale, les matins sont frais et les journées chaudes. Avec le lait fraîchement trait, Šemsa va se préparer un Nescafé et le boit tranquillement avant de se préparer pour le travail. Son mari dort encore. Aprèsavoir passé sa vie active dans la mine, il n’est plus obligé de se lever tôt maintenant qu’il est à la retraite. Pour lui, le puits sombre de la mine c’est du passé. Mais pas pour Šemsa. Chaque matin, à 7 heures pile, elle descend à 300 mètres sous terre. Šemsa est une femme mineur, comme on dit en Bosnie, même si en bosnien il est facile de changer le genre du nom commun mineur – il suffit d’ajouter deux lettres à la fin du mot: rudar/rudarka. Mais il y a tellement peu de femmes dans les mines qu’elles ne sont toujours pas correctement nommées.
Lors de la répartition des biens terrestres, la Bosnie-Herzégovine s’est retrouvée sur un sol riche en charbon noir de qualité. La structure du sol rend l’exploitation de la houille difficile et dangereuse: il s’agit de mines profondes, de couches de charbon épaisses et pentues s’auto-enflammant aisément, à forte concentration en méthane et poussière, avec des eaux souterraines et des éclats de roche. Malgré cet environnement hostile, plus de 15 000 personnes travaillent dans les mines de Bosnie-Herzégovine, dont 15 % sont des femmes. Mais seulement quinze d’entre elles descendent encore au fond de la mine.
La plupart d’entre elles travaillent dans la mine de charbon noir de Breza que nous avons visitée en juin 2015. Sur les 1 258 travailleurs, dix femmes travaillent au fond. On les appelle les dernières femmes mineurs des Balkans. Šemsa est sous terre, dans le noir, tous les jours. Et ce depuis 31 ans.
“Breza est la mine, la mine est Breza”
Quand, le matin, elle part à pied pour le travail, Šemsa sait que quelqu’un va croiser son chemin et l’emmènera en voiture à la mine. Breza est une municipalité de 15 000 habitants, et la mine est depuis un siècle déjà le premier employeur. En réalité, s’il n’y avait pas de mine, Breza n’existerait pas. Lorsqu’elle a ouvert en 1907, en tant que propriété publique de l’empire austro-hongrois, dont la Bosnie faisait partie à l’époque, les travaux les plus rudes étaient effectués par les paysans pauvres du coin. En 1910 déjà, le journal local dénombrait 400 ouvriers dans la mine, travaillant dans de mauvaises conditions et pour de maigres salaires. C’était au moment de la naissance du parti socialiste de Bosnie-Herzégovine qui, le premier, a apporté son soutien aux mineurs. Ils se sont organisés en syndicats et avec le temps ont réussi à négocier avec le gouvernement une première convention collective. Grâce à la mine, un nombre croissant de personnes convergeaient vers Breza, transformant le petit village en cité industrielle. Avant le démembrement de la Yougoslavie en 1991, et de son système socialiste, la compagnie minière construisait des appartements pour ses salariés, des piscines, un cinéma. Elle investissait dans la construction des routes, l’électrification et l’approvisionnement en eau. La mine avait ses centres de vacances à Grabac, sur la côte croate, où les mineurs partaient en vacances chaque été. Certains y vont encore, par habitude. Sauf que maintenant ils se les paient tout seuls. "Breza est la mine, la mine c’est Breza", disaient les gens. Tout le monde a des mineurs dans la famille. Tout le monde respecte les mineurs.
Šemsa est à 6 h 30 à son poste de travail. À la place de "bonjour," elle dit "bonne chance" aux collègues, c’est le salut habituel avec lequel les mineurs remplacent les "bonjours" et "au revoir" avant de descendre au fond et quand vous croisez quelqu’un dans l’obscurité de la mine. Elle a mis sa combinaison de travail bleu foncé, son lourd casque et la lampe, a accroché autour de la taille la vieille boîte en métal contenant le masque en cas de danger et chaussé ses bottes en caoutchouc. Les bottes sont trop molles pour la protéger si quelque chose de lourd venait à lui tomber sur les pieds. À 7 heures, elle descend avec la première équipe à 250 mètres sous terre et puis encore plus profondément à pied. À travers les couloirs sombres, la puanteur du souffre, les changements de température, la boue, les occasionnels coups de vent qui apportent de l’air de l’extérieur et les reflets du charbon brillant.
Šemsa est préparatrice de mélanges explosifs et son "bureau" se situe dans un couloir empli d’explosifs. Elle parcourt par jour jusqu’à 15 kilomètres sous terre, jamais moins de cinq, avec 6 kg de chargement. Lorsque son mari entend combien de kilomètres elle a marché, il se fâche et pense qu’ils auraient pu l’épargner après ces trois décennies de travail qui lui ont laissé une douleur permanente aux genoux. Mais Šemsa n’est pas non plus déchargée à la maison. Elle cuisine, range, nettoie, s’occupe du jardin, prend soin de la vache. Elle a élevé son fils tout en travaillant à la mine dans les trois équipes qui se relaient quotidiennement. Néanmoins, elle ne se plaint pas. Elle sait que le travail à la mine est meilleur que la plupart des emplois à Breza. Elle gagne jusqu’à trois fois plus que si elle travaillait dans un magasin, elle a plus de vacances et ne fait pas d’heures supplémentaires, alors que dans les entreprises privées, il leur arrive de travailler jusqu’à 12 heures par jour.
La dernière génération
Pour les femmes de Breza, la plus grande source d’emploi est le travail – peu rémunéré – proposé dans les entreprises privées. Le salaire dans la mine est supérieur au salaire moyen de Bosnie-Herzégovine: il s’élève à 537 euros contre 409 euros. Le salaire à la mine est versé en temps et en heure, on ne travaille pas le weekend et on respecte la convention collective. "Si un jeune homme travaille à la mine, il est facile pour lui de se marier. Ça veut dire qu’il a un salaire décent et qu’il est solvable", nous dit-on à Breza. Personne n’évoque le statut de la femme mineur, elles sont trop peu nombreuses pour devenir le symbole de leur ville. La situation dans la mine de Breza est stable depuis 2009, quand avec six autres mines de charbon elle a constitué le consortium énergétique public "Elektroprivreda Bosne i Hercegovine d.d." Quatre-vingts pour cent de l’électricité consommée en Bosnie-Herzégovine sont produits grâce au charbon. Avant la fusion, en 2009, les employés de Breza avaient fait grève parce que la convention collective n’était pas bien respectée. Aujourd’hui, le climat social s’est amélioré. Néanmoins, si vous interrogez Šemsa, elle vous dira qu’elle regrette de ne pas avoir étudié au lycée médico-social. Cette école supérieure était située dans la capitale Sarajevo, à 27 kilomètres de Breza, et sa mère ne voulait pas qu’elle quitte la maison. Il n’était pasconvenable pour une jeune fille de vivre seule dans une grande ville. L’année où elle est entrée au lycée, une nouvelle école située à Breza venait d’ouvrir ses portes. C’est ainsi, comme tant d’autres jeunes femmes à l’époque, qu’elle a atterri dans les entrailles de la Terre. Tout a commencé en 1980, avec la première génération du lycée technique des mines.
Depuis des décennies déjà, Breza vivait de sa mine, mais les cadres qualifiés venaient en réalité d’autres régions de Bosnie-Herzégovine et même de toute la Yougoslavie. La petite ville était dépourvue d’établissement où se former. Et enfin, en 1980, a ouvert le lycée spécialisé. Il y a eu 42 inscriptions, 23 filles et 19 garçons. Le nouveau lycée était tout proche du domicile de Šemsa et la compagnie minière proposait une bourse et une garantie d’embauche après les études, donc beaucoup de jeunes se sont présentés. Parmi les filles, il y avait Šemsa Hadžo, Sakiba Čović et Almedina Kaljun. Les seules de leur génération à encore travailler dans la mine et descendre au fond tous les jours.
Beaucoup d’autres élèves filles n’ont même jamais travaillé à la mine, certaines y ont travaillé puis ont abandonné, pour d’autres, leurs maris n’étaient pas d’accord qu’elles travaillent dans une mine. "Ce n’est pas pour les femmes", leur disaient-ils. Certaines en avaient assez de tout ça: la maison, les enfants, le travail, tout reposait sur leurs épaules. Et enfin, il y en a qui travaillent au-dessus de la terre, dans l’administration. Šemsa, Sakiba et Almedina sont nées en 1965, elles sont toutes les trois techniciennes minières, elles ont toutes commencé à travailler dans la mine de Breza en septembre 1984. Les maris des trois ont "gagné" leur retraite dans cette même mine. Bientôt, en 2016, elles partiront aussi toutes les trois à la retraite. "Nous étions la première génération de femmes mineurs et nous serons la dernière", commente Sakiba. Nous avons passé quelques jours avec Šemsa, Sakiba et Almedina et nous sommes descendus deux fois dans le puits "Sretno", qui signifie "bonne chance". Nous sommes allés jusqu’au "bout de la civilisation", comme le dit Sakiba.
Le Stakhanov yougoslave
Tandis que nous nous tenons dans l’ascenseur métallique qui a survécu à la Seconde Guerre mondiale et à la dernière guerre yougoslave, Sakiba se rappelle sa première descente au fond de la mine. "Je travaillais avec la troisième équipe. L’obscurité sur la terre, l’obscurité sous terre. Et pendant qu’on descendait, les mineurs se sont mis à parler: ‘Imagine que l’ascenseur se décroche et demain les journaux titrent: Les mineurs ont laissé 40 veuves et 1 veuf.’ Moi, je me suis refroidie d’un coup. J’avais 19 ans, je venais juste de me marier et commençais à travailler. Dès que la cage bougeait un peu, j’étais glacée de peur et pensais ‘J’ai quand même pas apporté une telle poisse en descendant en bas’. On dit qu’une femme dans la mine porte malheur. Et eux ne faisaient que de me taquiner. Avec l’humour, ils se battent contre un quotidien difficile." Sakiba est pareille. Pleine de rires. Elle est debout tous les matins à 5 h 30. Avant le travail, elle fait ce qu’il y a à faire, elle repasse, cuit le pain, range un peu. Elle vit avec son mari et leur fille. Même si elle est la seule des trois à avoir un emploi, c’est quand même elle qui fait tout dans la maison. "Dans nos contrées, les hommes ne sont pas doués pour aider les femmes", rigole-t-elle.
Le père de Sakiba et ses deux frères sont mineurs. C’est courant. Parfois même plusieurs générations de la même famille travaillent dans la mine. Quand elle a commencé, sa maman, qui était femme au foyer, n’était pas d’accord. "Elle était surtout inquiète parce que c’est un métier d’homme et elle s’inquiétait de comment j’allais faire au fond, de ce que les gens allaient dire, elle aurait préféré que je sois à la maison, avec les enfants". Sakiba est technicienne en ventilation, elle fait des analyses de l’air, de la poussière. Elle a peur du noir. Elle raconte que parfois, un instant seulement, elle éteint la lumière de son casque tandis qu’elle marche seule au fond, pour voir comment ça serait dans l’obscurité la plus profonde, mais elle ne peut pas le supporter longtemps. Après deux secondes, elle rallume sa lampe. Elle ne supporte pas non plus les rats qui courent dans tous les sens le long des couloirs renforcés de vieux bois. Le bois soutient 300 mètres d’entrailles terrestres au-dessus de nous, mais il est fissuré par endroits et dans cette mine on pourrait se croire en 1950.
C’est justement dans ces années-là que l’esprit de compétition a fait son apparition dans les mines de Bosnie-Herzégovine, afin d’augmenter la production. Les mines se battaient entre elles pour sortir le plus de charbon possible et on accrochait sur les murs des tableaux avec les noms des brigades de travail les plus productives. Être "l’ouvrier de choc", comme on disait, voulait dire être respecté et populaire. Dans la Yougoslavie d’après-guerre, qui était dans une situation économique difficile, s’est propagée l’idée que l’on aime son pays par le travail. Les travailleurs qui extrayaient le plus de charbon de la semaine, en guise de récompense, rentraient chez eux dans la charrette de la mine tirée par des chevaux, le seul moyen de transport confortable à cette époque. Ainsi, tout le monde savait qu’ils étaient les meilleurs ouvriers.
Mais personne n’a surpassé Alija Sirotanović. Après que le président à vie de la Yougoslavie socialiste, Josip Broz Tito, a rompu avec Staline, il était important de montrer que le blocus russe ne pouvait pas détruire laYougoslavie. En 1949, avec une équipe de huit membres, Alija a extrait 152 tonnes de charbon en huit heures de travail. Il a dépassé la norme de 215% et plus important encore, il a battu le record de 1935 du Russe Alexey Stakhanov de 50 tonnes, et a obtenu ainsi le record du monde d’extraction de charbon. L’exploit de Sirotanović emplissait les médias yougoslaves, il a inspiré de nombreuses chansons et les courts métrages sur lui et les mineurs de Breza étaient diffusés dans les cinémas entre les films de fiction. Quand Tito a reçu Alija Sirotanović et lui a demandé ce dont il avait besoin, il a juste répondu: "d’une plus grande pelle". Depuis, à Breza, on appelle familièrement les grandes pelles "les Sirotanović".
Le moral au travail était élevé, mais les conditions de travail n’étaient pas bonnes à cette époque-là non plus, sauf qu’on n’en parlait pas. Aujourd’hui, les mineurs ne sont plus en compétition, mais chacun a une norme et s’ils en font plus que ce qui est attendu, ils obtiennent une prime.
“Un travail d’homme”
Les femmes mineurs nous montrent les vestes et chemises qui pendent sur les clous et expliquent que les hommes enlèvent ici des couches d’habits, car plus loin la température monte et il commence à faire chaud. Elles, elles ne se dévêtent pas, ni ne se changent si elles sont mouillées. C’est l’habitude qu’elles ont prise, une certaine honte les en empêche. De la même manière, les hommes ont quelques emplacements signalés comme toilettes. Les femmes ne les utilisent jamais, elles ne leur sont pas adaptées. Elles font donc attention de ne pas boire trop d’eau quand elles vont à la mine. Il faut résister toutes ces heures sans aller aux toilettes. Sinon, entre les hommes et les femmes, les salaires, la répartition du travail et l’efficacité sont les mêmes. Qui plus est, on dit que dans la mine les femmes sont d’excellentes ouvrières, qu’elles se montrent méticuleuses, consciencieuses et ordonnées dans leur travail.
"Chacune de nos tâches a été effectuée par des hommes avant nous et le sera après nous. Il n’y a jamais eu de plaintes à notre égard, non. Quand l’inspecteur vient dans le dépôt d’explosifs de Šemsa, il conseille à tous les hommes qui font le même travail dans d’autres mines d’aller voir comment à Breza une femme le fait", nous raconte Almedina. "Et le directeur dit que si tout était comme dans le dépôt d’explosifs, la mine serait comme celles d’Allemagne", ajoute Šemsa.
"Mais pourtant il n’y a pas de femmes ici! Ils n’embauchent pas de nouvelles ouvrières pour travailler au fond de la mine. Pourquoi les filles étudient toutes ces années au lycée des mines alors que personne ne va les embaucher? Ils montrent par là qu’ils considèrent le travail à la mine comme un travail d’homme", conclut Sakiba. "Les hommes sont favorisés à l’embauche parce qu’ils peuvent les prendre comme ouvriers non qualifiés. Il y a actuellement des gens avec des diplômes supérieurs qui font les tâches les plus difficiles à la mine", explique Almedina.
Cela nous a été confirmé par le directeur de la mine, Suad Čosić. En réponse aux offres d’emploi, il reçoit des candidatures de femmes, mais ils ont "abandonné l’idée d’envoyer des femmes au fond, parce que c’est un travail difficile". Nous lui avons demandé si ce n’était pas de la discrimination, à quoi il nous a répondu qu’il embauchait des hommes comme "tâcherons" et puis seulement plus tard ils peuvent devenir techniciens miniers, statut que les femmes travaillant aujourd’hui au fond avaient dès leur embauche. "C’est la dernière génération de techniciennes minières. Quand elles partiront à la retraite, il n’y en aura probablement plus d’autres", dit Čosić.
Au cours de leur carrière, Sakiba et Almedina ont toutes les deux fait des travaux "strictement" masculins. Almedina était "boutefeu" ou spécialiste affectée au tir des mines et Sakiba s’occupait de l’aérage, assurant l’alimentation en air frais de la mine. Il manquait des hommes, alors ils les ont embauchées.
Toutes les trois ont 31 ans de carrière, ce qui compte comme 40 ans grâce au régime spécial des retraites, et à la fin de 2016 elles seront toutes à la retraite. Pour Sakiba, c’est à l’automne. Nous lui demandons dans quel état est sa santé à la fin de sa carrière. Sous les pieds, nous avons du charbon et de la boue, des ruisseaux d’eau s’écoulent sur des chemins étroits, pentus et glissants. Il fait chaud. "Je me sens plutôt usée. Combien de fois j’ai marché jusqu’à 15 kilomètres avec un équipement de cinq ou six kilos sur moi. En plus de ça, c’était épuisant aussi psychologiquement. À chaque fois que vous descendez au fond, vous ne savez pas si vous en ressortirez. Il y a eu beaucoup de tragédies ici", dit-elle.
Cette fois elle ne rigole pas. Le dernier accident majeur a eu lieu il y a trois ans, quand un incendie a tué un de leurs collègues. Il a été étouffé par le monoxyde de carbone. Les couloirs dans lesquels nous marchons ont alors brûlé et se sont écroulés. Si les couloirs avaient été renforcés de béton, et non par du bois, cela ne se serait pas produit. L’incendie n’aurait pas pu se propager. "Mais un mètre d’aménagement de telles mines sécurisées coûte 3 000 euros, alors qu’un mètre de couloir à Breza revient au maximum à 1 000 euros", nous explique Amir Kulagić, l’inspecteur santé et sécurité au travail de la mine. Sakiba raconte que ça lui paraissait impossible de remettre en état les couloirs après l’incendie: "Il m’arrivait de pleurer en voyant combien de souffrance humaine il fallait pour tout nettoyer. Je voyais nos ouvriers comme des esclaves, comme quand Spartacus traînait des pierres géantes. Il s’agissait en réalité d’une lutte pour la survie, car nous vivons du charbon."
Pendant la réhabilitation de la mine, un autre mineur a trouvé la mort. Il s’est étouffé en travaillant dans un endroit où il n’y avait pas assez d’oxygène. Les appareils de respiration qu’ils utilisaient alors avaient plus de trente ans. C’est à ce moment-là que l’inspecteur minier Ferid Osmanović a conclu que la majorité de l’équipement utilisé par les mineurs était depuis longtemps usé et, n’étant plus produit, il est difficile de trouver des pièces de rechange quand quelque chose ne fonctionne plus.
Le petit frère de Sakiba a eu un accident à la mine. Il a eu un traumatisme crânien lorsqu’un éboulement lui est tombé dessus. Il avait 24 ans. Il s’en est remis et travaille maintenant à la surface.
Loin des standards européens
Quand vous parlez avec les gens qui travaillent "sur terre", il s’avère que nombre d’entre eux ont été blessés dans la mine, ce qui leur a permis d’obtenir un poste de travail moins dangereux. Une dame de l’administration est passée entière entre le rouleau et le tapis roulant par lequel le charbon sort de la mine. Elle a survécu de peu. La secrétaire du directeur a eu la main broyée par ce même tapis. On lui a reconnu un statut d’invalide du travail et elle a obtenu un poste administratif.
Amir Kulagić, l’inspecteur santé et sécurité au travail, nous avoue que Breza est loin des standards européens en ce qui concerne la sécurité au travail, la conformité des machines, l’entretien des espaces miniers, la protection anti-incendie mais aussi au niveau de la technologie et des investissements.
En 2014, il y a eu 250 accidents du travail. De 2009 à 2013, 31 employés sont devenus invalides suite à un accident du travail. Dans la mine de charbon slovène de Velenje, qui à l’époque en Yougoslavie était loin derrière Breza et qui est maintenant leader dans la région, chaque année, une personne devient invalide du travail. Les mineurs de Breza partent la plupart du temps en congé maladie à la suite de maladies respiratoires, musculaires et osseuses et de l’appareil locomoteur causées par des positions du corps qui ne sont pas physiologiques, et un travail physique éprouvant.
Amir Kulagić constate que les employés de Breza qui travaillent au fond de la mine ont souvent des blessures de la colonne vertébrale car ils travaillent dans toutes sortes de positions et portent des poids souvent plus lourds que ce qui est autorisé, de même que des fractures des os. À force de travailler dans l’obscurité, certains finissent par perdre la vue. Il n’y pas de différence dans les maladies et les blessures entre les hommes et les femmes qui travaillent au fond. En réalité, la seule différence est que lors de la journée internationale de la femme, le 8 mars, les femmes de la mine ne travaillent pas et on leur offre un cadeau. Tout le reste, l’insécurité et le labeur, elles les partagent avec les hommes.
Nous arrivons au cœur de la mine, là où se trouve le front de récolte du charbon, la machinerie principale qui extrait le charbon. Après avoir marché des kilomètres, nous croisons les premières personnes. Leurs visages sont noirs de charbon, ils coulent de sueur, c’est bruyant. Parmi eux il y a aussi une femme, l’ingénieure en mécanique Besima. Elle descend au fond de temps en temps, elle n’y va pas tous les jours. Son mascara est bar-bouillé, de la main elle repousse les mèches blondes collées à son front. Nous lui demandons comment ça va: "Comme ci, comme ça. Vous ne pouvez pas dire que vous êtes satisfait quand vous travaillez au fond à cause des conditions climatiques et de la difficulté du travail, mais le rapport envers les employées est bon. Je ne peux pas m’en plaindre."
Cette machine à extraire le charbon date déjà de 1983, mais elle a été restaurée. Il en existe une autre, neuve, achetée en 2014, qui a nettement diminué le nombre d’accidents dans la mine. La sécurité et l’efficacité du travail seraient améliorées s’ils arrivaient à acheter encore une machine. Moins de mineurs devraient "abattre" à l’explosif dans la mine, forer et creuser à la main. Mais une nouvelle machine coûte 11 millions d’euros, et on investit peu dans les mines.
Sinan Husić, le président du Syndicat indépendant des mineurs de la fédération de Bosnie-Herzégovine, nous dit qu’un des points clés sur lequel le syndicat insiste concerne des conditions de travail plus sûres et plus humaines. "Cela se réaliserait si on introduisait une technologie plus moderne. Mais on n’investit pas dans les mines de Bosnie depuis de longues années, depuis la guerre au début des années 90. À Breza, les conditions de travail sont encore bonnes quand on les compare à celles d’autres mines de charbon en Bosnie", estime-t-il.
"Suite à la dernière guerre, nous travaillons avec les méthodes de nos grands-pères – à la pioche et à la pelle. Le vieil équipement est fichu, et il n’y en a pas eu de nouveau. C’était mieux au tout début, quand on a commencé à travailler, dans les années 80", nous raconte Sakiba lorsque nous redescendons vers la sortie. "Au moment des élections, les mineurs font l’objet de toutes les attentions car ils représentent un important corps électoral et les politiciens leur font beaucoup de promesses. Et puis, après les élections, il ne reste rien des promesses", dit Almedina en se faufilant dans un passage de même pas un mètre de haut. "Vous n’avez pas besoin de gymnastique", nous dit-elle en rigolant.
Ces femmes marchent plusieurs kilomètres par jour dans l’obscurité et doivent être en bonne condition physique. "Tu parles de gymnastique! Si seulement je pouvais me reposer! Quand j’arrive à la maison, j’ai du travail au jardin, au champ, le dîner à préparer, nettoyer. Jusqu’au soir je ne repose pas mon dos." Si elle avait encore 19 ans et si elle était aussi bonne élève qu’elle l’a été, elle choisirait la même voie: le travail à la mine. Sonfils travaille aussi dans la mine. Šemsa dit qu’elle aurait pu être infirmière ou même docteur, si seulement ses parents l’avaient autorisée à aller au lycée médico-social à Sarajevo. "Ça aurait été un bon travail", dit-elle. Sakiba a deux filles et n’aimerait en croiser aucune au fond de la mine. "C’est un travail physiquement éprouvant. Tu dois tout le temps traîner, porter, marcher, tirer. En même temps, il y en a qui aimeraient faire ça et qui tiendraient le coup, comme nous. En fait, je ne sais plus ce qui est un travail d’homme ou de femme. Et ce qui serait le mieux pour la femme."•