Aux côtés des salariées qui cherchent à faire reconnaître leur maladie professionnelle, des militantes syndicales s’efforcent de convaincre leurs organisations de la nécessité d’une approche différenciée selon le sexe dans la prévention des risques. Elles peuvent également compter sur des médecins qui savent aussi écouter les femmes. Il se peut que ce soit l’expression de ce que le féminisme appelle la “sororité”, un concept inventé par l’anthropologue Marcela Lagarde pour définir les réseaux d’appui mutuel entre femmes.
Le premier problème que rencontrent les femmes qui tombent malades est que personne n’accorde de crédit à leurs symptômes. Par conséquent, dans la sourde bataille livrée dans toute l’Europe contre la sous-déclaration des maladies professionnelles, les femmes ont mené leur propre lutte et il a fallu attendre longtemps avant qu’elles n’apparaissent dans les statistiques. En Espagne, la tendance de ces dernières années est très claire: les maladies professionnelles reconnues pour les hommes sont pratiquement le reflet de celles reconnues pour les femmes. En 2014, pour la premièrefois, pratiquement autant de femmes que d’hommes ont vu leur maladie professionnelle reconnue (voir le graphique). Curieusement, l’administration semble agir comme s’il y avait un chiffre "plafond" des reconnaissances: la distribution varie par sexe, mais le chiffre total des maladies professionnelles reconnues change à peine.
Maladies professionnelles reconnues en Espagne
L’explication officielle de cette redistribution par sexe des maladies professionnelles est double: d’une part, la baisse de l’activité économique dans des secteurs très masculinisés en raison de la crise économique; d’autre part, l’intensification et la précarisation du travail dans le secteur des services, surtout l’hôtellerie et le nettoyage, où les femmes sont majoritaires.
Les experts mettent toutefois en doute cette version, pointant du doigt le rôle joué par les mutuelles qui en Espagne reconnaissent et indemnisent les maladies professionnelles. "Depuis que les mutuelles se chargent de l’indemnisation des maladies professionnelles avec leurs fonds propres, on constate une chute très sensible des reconnaissances", explique le Dr Jose María Roel, qui a travaillé toute sa vie dans l’administration publique. Il n’est pas étonné que les reconnaissances chez les hommes diminuent maintenant que l’on commence à reconnaître les maladies des femmes: "Ce qui importe pour les mutuelles, c’est que le chiffre total des reconnaissances, lequel se traduit en frais réels, ne change pas."
Bien que les statistiques invitent à l’optimisme, le calvaire par lequel les salariées doivent passer pour obtenir la reconnaissance de leur maladie reste considérable, comme en attestent les cas d’Isabel et de Manoli. La première travaillait comme coiffeuse jusqu’à ce qu’on lui reconnaisse une maladie professionnelle. Quant à la seconde, elle travaille encore comme agent de sécurité et vit un véritable chemin de croix, bien qu’on lui ait reconnu une fasciite plantaire d’origine professionnelle.
Salon de coiffure dans un sous-sol
Isabel, 56 ans, a commencé à travailler à l’âge de 14 ans. Toute une vie à teindre des cheveux a ruiné sa santé et tout espoir d’exercer une profession qu’elle adore. "J’ai mis longtemps à établir une relation entre ce qui me rongeait et le fait de manipuler des produits chimiques durant toute la journée",explique-t-elle aujourd’hui, alors que grâce à l’appui de la confédération syndicale des Commissions ouvrières (Comisiones Obreras, CCOO), Isabel bénéficie de la reconnaissance de sa maladie professionnelle et d’une pension pour incapacité totale d’exercer sa profession.
Elle travaillait dans un petit salon de coiffure situé dans un sous-sol avec d’évidents problèmes de ventilation, mais le service de prévention ne s’est jamais aperçu de ce "détail". "Ils venaient nous donner des cours, mais jamais ils n’ont constaté que, bien qu’il soit équipé de l’air conditionné, le sous-sol ne disposait pas de ventilation", déplore Isabel. C’est en 2009 qu’elle commence à constater les premiers symptômes: son visage se dé-forme et elle éprouve des difficultés à respirer: "Ma glotte gonflait et je ne pouvais plus respirer. J’ai consulté le médecin de famille qui m’a diagnostiqué des allergies alimentaires et m’a prescrit des antihistaminiques, mais j’ai continué à travailler." Le propriétaire de l’entreprise qui l’emploie, un salon de coiffure avec deux sièges occupant quelque 20 salariées, n’a de cesse de répéter qu’elle est magnifique : "J’avais un visage monstrueux et mon chef persistait à dire que j’étais superbe. Que je me plaignais par habitude", explique la salariée.
Isabel commence à établir un lien entre ses symptômes et le travail parce qu’en vacances et les week-ends, sa santé s’améliore. C’est une cliente du salon qui lui recommande alors de consulter la doctoresse Neus Moreno. Celle-ci était en charge des questions de santé au travail aux CCOO de Catalogne à l’époque du fameux cas de l’hôpital Vall d’Hebron, où plus de trente salariées avaient été intoxiquées lors d’une fumigation mal réalisée (voir l’encadré). "C’est elle qui m’a fait comprendre que je devais aller à la mutuelle pour qu’ils évaluent ma situation étant donné que j’étais constamment exposée à des produits chimiques. Réagis!, m’a-t-elle dit, car ton état va continuer à empirer. Et c’est ce que j’ai fait", explique Isabel. À partir de ce moment, la salariée entame, main dans la main avec Loly Fernández Carou, responsable de la cellule de santé au travail des CCOO de Catalogne, un long combat qui finit par payer. "Le cas d’Isabel est intéressant, car normalement il est difficile d’atteindre les petites et moyennes entreprises, où les salariées sont plus isolées", explique Loly Fernández Carou.
Isabel souffre d’une dermatite aux mains, mais c’est le fait de ne plus pouvoir respirer après avoir inhalé les produits chimiques contenus dans les teintures manipulées qui la handicape le plus au quotidien. Après avoir subi des tests d’allergie, on lui diagnostique une hypersensibilité à la para-phénylènediamine, un produit contenu dans toutes les teintures des coiffeurs. Cependant, le pneumologue de la mutuelle considère que sa pathologie n’a rien à voir avec le travail et la renvoie vers la sécurité sociale.
La crainte de ne pas être écoutée
Isabel retourne donc travailler. Dès le premier jour, elle se met à gonfler et subit une crise respiratoire. Par chance, quand elle retourne à la mutuelle, il y a du changement: son pneumologue est absent et cette fois, elle est auscultée par une nouvelle doctoresse qui se rend tout de suite compte de la situation et demande au service de prévention d’intervenir auprès de l’entreprise. Mais rien n’avance : le service de prévention prend quelques mesures d’urgence et déclare que la présence de paraphénylènediamine, un colorant contenu dans des teintures capillaires, est imperceptible. Et c’est alors que la salariée, soutenue par le département de santé au travail des CCOO de Catalogne, décide de dénoncer le cas à l’inspection du travail. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que l’entreprise commence à accorder du crédit à sa maladie : "Pour arrêter la procédure de plainte, mon chef a proposé de rechercher pour moi un travail comme caissière dans un supermarché, oubliant que j’adore mon travail de coiffeuse", se souvient Isabel, indignée. Il était évident que le local n’était pas en bon état de fonctionnement puisque le propriétaire du salon de coiffure a fermé son établissement dès qu’il a appris qu’Isabel avait introduit une plainte.
Finalement, les tribunaux reconnaissent à Ia coiffeuse une incapacité totale pour sa profession, mais en raison de sa dermatite et pas de son problème respiratoire.
"Isabel avait les mains très abimées par le contact avec les teintures et c’est uniquement sur ce point que la justice a rendu un jugement en faveur de la salariée et de son droit à toucher une allocation d’incapacité avec une majoration de 50% puisqu’il s’agit d’une maladie professionnelle", explique Loly Fernández Carou.
Après cette bataille pour défendre ses droits, la vie d’Isabel est loin d’être revenue à la normale. Elle a dû se remettre d’un choc important: "Pour moi, arrêter de travailler fut un véritable coup de massue. Je tirais beaucoup de satisfaction de mon travail", affirme-t-elle. En outre, la sensibilitéchimique multiple développée par cette salariée l’oblige à sortir en rue avec un masque parce que n’importe quelle eau de toilette ou produit de nettoyage peut provoquer chez elle une crise. "Mon portable dispose d’une application me permettant d’appeler la santé publique et de l’informer du fait que je suis hyperréactive. En effet, lors d’une intervention chirurgicale, les désinfectants habituellement utilisés ont provoqué chez moi une crise respiratoire, avec suffocation immédiate", explique-t-elle.
"Il y a quelques années, j’ai été admise à l’hôpital de Velviche pour me faire opérer d’une lésion du canal carpien, une intervention de chirurgie ambulatoire somme toute bénigne. Je les ai avertis avec insistance de mon problème, mais ils n’y ont pas prêté attention. Et c’est ainsi qu’ils ont dû me sortir de toute urgence de la salle d’opération parce que j’étouffais", se remémore-t-elle. L’opération a dû être reprogrammée et, depuis lors, Isabel vit dans la crainte qu’on ne l’écoute pas, qu’on pense qu’elle exagère lorsqu’elle parle de ses symptômes.
Quand on lui demande si elle s’est sentie comprise par ses médecins, le seul souvenir positif dont elle se souvienne de tout ce calvaire est cette doctoresse de la mutuelle qui l’a renvoyée vers le service de prévention. "C’était une doctoresse argentine qui n’était pas disposée à suivre les instructions de l’organisation si cela supposait de déclarer un patient guéri alors qu’il n’était pas apte à aller travailler. Peu de temps après avoir clôturé mon cas, elle m’a dit qu’elle quittait le service de prévention car elle ne pouvait pas travailler ainsi", témoigne-t-elle.
Agent de sécurité parmi les hommes
Considérer que les femmes exagèrent leurs problèmes de santé est une des caractéristiques d’une culture patriarcale à laquelle sont confrontées les femmes, surtout celles qui travaillent dans des secteurs très masculinisés : "Les filles se plaignent facilement. Nous avons tous mal aux pieds." Tels sont les propos que Manoli a dû entendre de la bouche de son chef direct, quand après plusieurs mois
à devoir chaque jour rester debout pendant huit heures entre les caisses d’un hypermarché, elle a commencé à souffrir d’une douleur insupportable au niveau de la plante du pied. Manoli a 48 ans, elle vit à Torrejón de Ardoz (Madrid) et travaille depuis 1994 comme agent de sécurité. Durant ses premières années de service, passées dans une entreprise de messagerie, elle ne rencontre aucun problème de santé. C’est en 2011 que son calvaire commence, en raison de sa condition de femme parmi les hommes. "Tous les travailleurs étant des hommes, je ne pouvais pas les fouiller. C’est la raison pour laquelle ils m’ont assignée à un service de contrôle qui suscitait l’envie chez mes compagnons parce que j’étais assise et que j’avais un horaire fixe. Mes collègues ont fait pression sur mon chef jusqu’à ce qu’il me retire de ce service et me transfère dans un hypermarché à Alcampo, à Torrejón de Ardoz", témoigne-t-elle.
Manoli entre en service dans un hypermarché avec un horaire fixe, un droit de travail qu’elle avait acquis auprès de son entreprise antérieure auquel le responsable essaie maintenant de se soustraire. "Par chance, j’ai rencontré Julian Montes, un syndicaliste des CCOO qui m’a aidée à faire face aux manœuvres de l’entreprise", confie-t-elle. Faire valoir ses droits lui a coûté cher : ils l’ont affectée à un service qui consiste à être huit heures d’affilée debout entre les caisses. Après trois mois dans ce service, elle commence à ressentir une douleur insupportable dans les pieds, mais personne n’y prête attention. "Peut-être faudrait-il que nous te déployions le tapis rouge", lui lance un supérieur hiérarchique.
Le jeu des entreprises
Elle va jusqu’au bout de ses limites, mais un jour s’écroule parce que ses pieds ne répondent plus. Elle se rend alors directement à la mutuelle. Celle-ci lui diagnostique une fasciite plantaire qui l’oblige à être en arrêt de maladie pendant pratiquement quatre mois. Quand elle réintègre le travail avec l’avis "apte, mais avec restrictions", l’entreprise ne change rien à ses pratiques mais la déplace à l’aéroport de Barajas (Madrid), au contrôle des passagers, ce qui nécessite de rester debout pendant plusieurs heures. Après trois jours, elle ressent à nouveau une douleur insupportable au niveau de la plante du pied. Elle retourne donc à la mutuelle et est remise en arrêt de maladie. Quand, après une période de repos, la mutuelle la remet en service, elle le fait avec une reconnaissance médicale explicite et une série de restrictions : elle ne peut rester debout plus de quelques minutes et elle ne peut pas non plus marcher de manière continue sur de longues distances. De nouveau, l’entreprise n’en a cure: "Ils m’ont envoyée dans un dépôt de trains où j’ai dû effectuer des rondes de 15 kilomètres tous les jours. Je suis donc retombée malade", explique-t-elle. Bien qu’elle dispose d’un avis médical reconnaissant l’origine professionnelle de sa maladie, la mutuelle la renvoie vers le système de santé publique en arguant qu’il s’agit d’une maladie commune.
Manoli se tourne alors vers l’équipe de santé au travail des CCOO de Madrid, où Azucena Rodríguez et Carmen Mancheño prennent son cas en charge. Le syndicat fait appel de cette décision de la mutuelle devant la Sécurité sociale qui reconnaît que la maladie de Manoli est d’origine professionnelle et qu’elle doit être indemnisée par la mutuelle. Mais ça ne s’arrête pas là. "Nous avons introduit deux plaintes à l’inspection du travail et ils nous ont donné raison, condamnant l’entreprise pour n’avoir pas adapté le poste de travail. Finalement, l’entreprise est sanctionnée et obligée d’indemniser la salariée pour non-adaptation de son poste de travail et donc d’adapter le poste de travail en adjoignant à Manoli un gardien pour l’aider à ouvrir les portes", explique Azucena Rodríguez.
La mesure d’adaptation, à première vue une victoire, est en réalité une mesure destinée à masquer le jeu de l’entreprise. "Ils le font parce qu’ils savent qu’ils vont perdre le service et vont me replacer dans une nouvelle entreprise", explique Manoli. Actuellement, elle repart de zéro avec une autre entreprise parce que son service a été supprimé, après que le contrat a été remporté par une autre entreprise. Elle a donc de nouveaux chefs. Manoli pense qu’on l’a mise de côté : "On rassemble les personnes qui gênent dans un service et ensuite, ils laissent tomber le contrat de ce service. Dans le service où j’étais, ils ont regroupé quatre travailleuses qui s’étaient plaintes auprès de la société pour différentes raisons. À présent, nous travaillons toutes les quatre pour une autre société. Ils nous ont écartées."
Le cas de Manoli illustre les limites du combat pour la reconnaissance de l’origine professionnelle des maladies. En effet, si elle et son syndicat ont pu faire reconnaître l’origine professionnelle de sa maladie, son employeur n’en a tiré aucun enseignement, niant sa souffrance et la faisant retravailler dans les mêmes conditions jusqu’à ce que le dommage devienne irréversible.
Manoli et les CCOO se battent actuellement pour que lui soit reconnue une incapacité totale pour son poste de travail, mais tout ce calvaire n’a fait que détériorer davantage la santé de la travailleuse. Elle souffre désormais d’un syndrome d’anxiété et de dépression que le psychiatre du système de santé publique attribue à sa situation professionnelle. Tout cela à cause d’un médecin qui, de manière surprenante, la déclare apte à reprendre le travail parce que, selon lui, c’est là la façon de résoudre le problème ; un médecin qui, une fois de plus, n’accorde aucun crédit à la souffrance et à la douleur d’une travailleuse.
Attirer l’attention sur la situation des femmes
Derrière les statistiques qui mettent en évidence les maladies professionnelles touchant les femmes, il y a des situations douloureuses comme celles d’Isabel et de Manoli, mais aussi des syndicalistes qui s’investissent corps et âme dans cette problématique, comme Azuzena, Carmen, Loly et Neus. L’action syndicale axée sur les genres est un des éléments qui a favorisé l’objectivation de la maladie professionnelle chez les femmes. La mise en place de systèmes de surveillance dans la médecine généraliste constitue l’autre facteur décisif : l’amélioration des systèmes de diagnostic dédiés aux femmes offre des résultats immédiats et permet de mettre au grand jour les maladies professionnelles qui affectent plus particulièrement les femmes.
C’est précisément ce qui s’est passé dans la Communauté de Valence, où un système d’information sanitaire et de surveillance épidémiologique a récemment été mis en place. La secrétaire de la santé au travail des CCOO de la Communauté de Valence, Consuelo Jarabo, l’explique : "Avec la mise en place de ce système en 2014, les cas de maladie professionnelle déclarés ont progressé de 42 %, dont 61 % concernent des femmes." Un examen plus détaillé des données montre qu’il s’agit avant tout de lésions musculo-squelettiques qui affectent des travailleuses du secteur des services et de l’industrie manufacturière, lesquelles occupent des emplois très précaires et subissent des rythmes de travail très lourds. Pour Jarabo, la conclusion est claire: "Il est impératif d’inclure la dimension de genre dans l’analyse des maladies professionnelles. Nous devons l’exiger des gouvernements et faire en sorte que cela devienne une réalité au sein des organisations représentant les travailleurs et travailleuses."•