Spécialiste de la santé des femmes au travail, née en 1943, cette chercheuse américano-canadienne a transformé le regard des chercheurs et syndicalistes européens sur les questions de genre. On retrouve son influence dans la loi française “pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes” d’août 2014. Karen Messing vit à Montréal, une métropole à mi-chemin entre l’Amérique et l’Europe, et ce n’est pas un hasard. Portrait d’une femme qui passe les disciplines et les frontières, d’une généticienne devenue ergonome pour se rapprocher encore plus du genre… humain.
Son beau visage évoque celui de la chanteuse américaine Joan Baez. Sa langue est celle d’une anglophone qui maîtrise (presque) parfaitement le français. Karen Messing est un cadeau pour le journaliste : dans ses livres comme dans sa manière de se raconter, elle vulgarise avec talent des notions complexes et mêle spontanément son histoire personnelle à sa réflexion scientifique. Dans son appartement lumineux de Montréal, devantune tasse de café, elle laisse se dérouler le fil de ses prises de conscience successives.
À l’usine avec Papa
Springfield, Massachusetts, 1948. Une jeune élégante de Nouvelle-Angleterre, âgée de cinq ans, promène ses yeux écarquillés dans l’usine de fabrication de postes de radio où son père est cadre. Elle observe les ouvrières qui soudent des fils bleus, rouges et jaunes et qui, bientôt, lui permettent de s’amuser avec. Et lorsqu’elle rejoint son père assis dans son bureau: "Est-ce que les dames ne trouvent pas ce travail ennuyeux?" Réponse: "Non. Elles ne sont pas intelligentes comme toi, Karen." La petite fille est saisie. "Comment des femmes adultes pouvaient être moins intelligentes que moi ? Cette histoire-là m’est restée. ‘L’intelligence’, dans notre famille, c’était une notion pesante. Il y avait beaucoup de remarques sur ce thème." Y compris du côté de sa mère, artiste-peintre et communiste à une époque où il ne fallait pas s’en vanter. "Toute progressiste et antiraciste qu’elle était, ma mère pouvait laissait entendre que notre femme de ménage noire n’était pas aussi intelligente que nous. J’ai découvert plus tard combien des emplois jugés non qualifiés requéraient au contraire une grande intelligence..."
À la cafétéria de Springfield
Maintenant, imaginons la même élégante de Nouvelle-Angleterre, 17 ans cette fois, étudiante en sciences sociales à Harvard. C’est la période des Fêtes, elle se promène avec son petit ami et un autre jeune couple dans Cambridge, la petite ville où est située l’université, à un bras de rivière de Boston. Ils passent devant une crèche de Noël... et volent l’enfant Jésus et le bœuf. Karen et ses trois amis, dénoncés par une âme pieuse, sont expulsés de Harvard pour une session entière. Rentrée à Springfield chez ses parents, elle se trouve un emploi de serveuse dans une cafétéria. "Et là, j’ai découvert combien le fait d’avoir à prendre trois commandes à la fois, de les transmettre aux cuisiniers, de livrer les plats au bon moment, avec les bons condiments, aux bons clients... est ardu! C’est un défi cognitif. Pendant que mes collègues, socialement défavorisées, jonglaient avec quatre commandes, je peinais à servir deux clients simultanément."
Sur le front de la monoparentalité
Karen a 20 ans lorsqu’elle donne naissance à son premier garçon, qu’elle allaite en lisant La femme mystifiée de la féministe Betty Friedan. Friedan y écrit notamment que les femmes, hélas, ont peur de la science... Deux ans plus tard, à Montréal où elle s’installe après un coup de foudre pour cette ville en pleine effervescence post-Révolution tranquille, elle "relève le défi" et entame des études de sciences à l’université McGill. Chimie, biologie, génétique... Mais rien n’est simple, dans les années 60, pour une jeune mère de deux enfants, fraîchement divorcée et sans soutien. "J’ai obtenu une bourse mais l’université supportait mal mon statut monoparental. J’étais obligée de quitter le labo à heures fixes même si l’expérience n’était pas terminée, je devais rester à la maison quand les garçons étaient malades... En plus, j’ai commencé à vivre dans une ‘commune’, le mot québécois qui désigne une communauté. Ça se savait et c’était mal vu! Il y avait beaucoup de mépris, à l’époque, pour les mères seules et sans moyens."
Chez les travailleurs irradiés
1976. Karen commence à enseigner la biologie et la génétique à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM). En français. Elle se consacre alors... à la lutte contre les moustiques via des souches de champignons. Mais en 1978, sa vocation sociale cachée lui fait de nouveau signe. Dans le cadre d’un dispositif inédit qui permet aux centrales syndicales de faire appel à des chercheurs pour élucider des problèmes de santé au travail, elle se retrouve face aux ouvriers d’une usine de phosphate inquiets des effets de la poussière radioactive sur leur santé. Et leur confirme que la radioactivité peut altérer leurs chromosomes... "‘Donc, les problèmes de ma fille peuvent venir de mon travail ?’, m’a demandé le représentant syndical. Oups ! Je me suis soudainement réveillée – je n’étais pas dans ma salle de classe et j’aurais dû m’exprimer plus délicatement, écrit Karen Messing dans son dernier livre, Pain and Prejudice. (...) Des six hommes autour de la table, quatre avaient des enfants. Chacun de ces quatre avait un enfant avec un problème important de santé, allant d’une fente palatine à un pied bot." La suite est édifiante: elle ne parvient pas à mobiliser les experts en la matière, qui refusent de venir en aide à un syndicat, ni à convaincre la direction de l’usine du danger. Quarante ans plus tard, Karen Messing a les yeux qui se mouillent à l’évocation de cette impuissance. "Ce qui me console, c’est que la direction de l’usine, qui ne supportait plus de nous voir traîner là-bas, a fini par troquer notre présence contre la mise en place d’un système de ventilation pour absorber la poussière radioactive." Cette rencontre frontale avec la vraie vie est décisive. Depuis son labo de l’UQÀM, Karen Messing va désormais se consacrer à la santé au travail.
Avec Ginette, la femme qui pleure
1985. Une femme s’effondre en larmes dans la cafétéria d’un hôpital de Montréal. Face à elle, Karen Messing, qui vient de passer une année dans l’établissement à étudier les effets des radiations sur les techniciennes en radiologie, et qui a découvert que la posture, le stress, l’exposition aux germes, le rythme de travail... nuisent tout autant, sinon plus, à leur santé. Ginette, elle, est une des femmes de ménage de l’hôpital, et représentantesyndicale. Elle est épuisée. "Elle souffrait de troubles musculosquelettiques, de mépris et de charges de travail de plus en plus volumineuses. Elle et ses collègues étaient passées d’un étage à nettoyer en une journée à... deux et demi! C’est un métier où la seule fierté qu’on a, c’est de rendre les locaux propres pour les malades. Cette fierté, elles ne l’avaient plus." C’est un autre moment-clé. Karen Messing veut pouvoir intervenir de façon plus concrète auprès de ces travailleurs accablés et endoloris.
Dans le train avec Nina
Ergonomie : "Étude scientifique de la relation entre l’homme et ses moyens, méthodes et milieux de travail". Inspirée par une collègue qui s’est formée en France, Messing veut à son tour s’approprier cette science qui peut améliorer concrètement les conditions de travail de Ginette et de ses collègues. Elle passe l’année 1990 au Conservatoire des Arts et Métiers, à Paris. L’objet de son étude de terrain ? Une Nina qui travaille à la gare de l’Est, à Paris. Chargée de seaux lourds et inadaptés, cette jeune femme nettoie chaque jour 200 toilettes dans les trains de banlieue. Karen passe plusieurs mois à l’observer (Nina effectue 23 km à pied par jour, passe 60 à 120 secondes par toilette), admire ses stratégies, sa dextérité. Elle rédige des recommandations à l’intention de la SNCF et de ses sous-traitants pour rendre ce travail moins pénible. Dans l’année qui suit, forte de cette nouvelle compétence, Messing reçoit un prix pour son interdisciplinarité et devient chercheuse en ergonomie au Canada. "Grâce à Nina, finalement! Deux ans plus tard, je l’ai retrouvée à Paris. Elle avait toujours son seau bleu trop lourd. Aucune de mes recommandations n’avait été prise en compte... exactement comme dans les hôpitaux de Montréal. Ces femmes qui nettoient sont les oubliées du monde du travail, les invisibles par excellence."
Avec les invisibles
À partir de ce moment-là, les métiers de femmes dans les services – serveuses, caissières, femmes de ménage – sont au cœur des préoccupations de Karen Messing, du laboratoire qu’elle a co-fondé en 1990 à Montréal, le CINBIOSE (Centre de recherche interdisciplinaire sur le bien-être, la santé, la société et l’environnement), et du partenariat de recherche avec les syndicats joliment nommé "L’Invisible qui fait mal". L’idée : démontrer que ces emplois sont éprouvants, et nullement "légers". Et montrer aussi qu’on peut, par la recherche ergonomique, féminiser des emplois traditionnellement masculins. "Comment faire pour que tous les métiers se féminisent en tenant compte des spécificités physiologiques et sociales des femmes ? Certaines féministes pensent que c’est discriminatoire, et je les comprends, commente Karen Messing. Mais nous avons observé les métiers de mécanicien de machinerie lourde, technicien en télécommunications, responsable de jardinage paysager...
S’ils se féminisent sans adaptation des postes et formation du personnel masculin en place, les femmes sont rapidement éliminées, soit par les difficultés qu’elles éprouvent, soit par le harcèlement, soit par des accidents de travail... Les femmes ne devraient pas avoir à choisir entre égalité et santé. Penser au genre conduit également à remettre en cause les travaux hyper-dangereux imposés aux hommes au prétexte qu’ils sont des hommes !"
Dans les syndicats, à la Cour suprême, à l’ONU...
Un regard inédit sur la condition des femmes au travail, un partenariat unique tissé entre chercheurs et syndicats, l’empathie revendiquée comme outil d’analyse : les travaux du CINBIOSE et de Karen Messing, par leur justesse, finissent par imprégner la recherche mondiale. Neuf chaires universitaires qui s’en inspirent directement ont été créées au Canada. L’ouvrage Comprendre le travail des femmes pour le transformer, qu’elle a dirigé, a été traduit dans six langues. Messing a rédigé le premier document d’orientation de l’OMS sur le thème "genre et santé au travail". Ses travaux ont été cités lors de jugements prononcés par la Cour suprême du Canada. Elle a fondé le comité technique "Genre et travail" de l’Association internationale d’Ergonomie. Elle a influencé directement une loi française d’août 2014 qui oblige les entreprises à fournir des indicateurs sexués pour les questions de santé et de sécurité. Elle est bardée de prix. À 72 ans, elle poursuit ses recherches et écrit des livres...
À vélo avec ses cinq petits-enfants
C’est une passion tenace: Karen et son conjoint sont des champions de vélo et remportent régulièrement des courses. Cet été, pendant la rédaction de cet article, elle s’apprêtait à quitter son chalet des Laurentides (région montagneuse au nord de Montréal) pour trois jours de vélo avec ses petits-enfants. La teneur des e-mails était sans ambiguïté : on touchait là le bonheur, à l’état pur•.