De grandes manœuvres sont actuellement en cours contre la santé au travail. Elles s’inscrivent dans le contexte plus général de la politique communautaire intitulée pompeusement "Meilleure législation". Suivant ses tenants, toute législation qui protège la santé des travailleurs, la santé publique et l’environnement serait à l’origine de coûts excessifs pour les entreprises. La solution consisterait donc à réduire les niveaux de protection prévus dans des législations européennes de manière à relancer la compétitivité de l’économie. Aucune recherche sérieuse n’a jamais permis d’établir un rapport de causalité entre le niveau de la législation et la situation économique des entreprises. Quantité d’autres facteursinterviennent et, souvent, avec une influence majeure. En réalité, le programme "Meilleure législation" n’est rien d’autre que la traduction des politiques d’austérité au niveau des procédures institutionnelles: tout doit être subordonné aux profits des entreprises.
En ce qui concerne la santé au travail, la commission Barroso (2004-2014) avait décidé de lancer un moratoire sur toute nouvelle initiative législative en attendant l’évaluation de la législation existante. Ce travail fut confié à un consortium de consultants externes.
Début 2015, les consultants ont terminé leur rapport. Globalement, ce rapport considère que la législation en santé au travail est nécessaire et cohérente. Les exigences qu’elle formule sont raisonnables. Il serait utile de l’adapter sur certains points de manière à la rendre plus efficace. Il faudrait aussi la compléter pour tenir compte de risques émergents. Début novembre, le rapport n’avait toujours pas été rendu public. La Commission européenne s’efforce de le modifier. Si l’affaire n’était pas sérieuse, elle évoquerait un numéro de ventriloque dans un spectacle de cirque. Dans un premier temps, la Commission prétend confier l’évaluation des directives à des consultants indépendants comme garantie d’objectivité. Ensuite, elle leur impose de modifier le texte pour qu’il corresponde mieux à ses propres obsessions politiques. Le Secrétariat général qui est l’organe de coordination mis en place autour du président de la Commission a écrit une longue note allant dans ce sens. L’objectif est de présenter une image négative de la législation de manière à ensuite prétendre que, sur la base d’une évaluation indépendante, il faut la remettre en cause.
La position politique de la Commission sera adoptée vers la fin de l’année 2015. Il est probable que ce document prônera une dérégulation sur certains points même s’il est actuellement impossible de prévoir l’ampleur de celle-ci.
Dans un tel contexte politique, une amélioration de la santé au travail ne se produira que si elle est portée par une mobilisation des travailleurs et de leurs organisations. La question qu’il faut se poser est donc de savoir ce qui peut aujourd’hui relancer des mobilisations pour la santé au travail.
En période de crise, les mobilisations sociales sont plus difficiles à organiser sur des sujets offensifs comme la qualité des conditions de travail. Ces obstacles ne sont cependant pas insurmontables. Le pouvoir patronal perd de sa légitimité. Tant la crise économique que la crise écologique montrent que les politiques néolibérales conduisent à des impasses. La montée vertigineuse des inégalités remet en cause l’illusion productiviste suivant laquelle, tôt ou tard, l’accroissement des richesses produites débouche sur une redistribution et finit par bénéficier à l’ensemble de la population.
La même perte de légitimité peut être constatée au quotidien dans les entreprises. La réorganisation néolibérale du travail est nocive pour la santé. Elle est également inefficace du point de vue de la qualité du travail. La recherche de profits immédiats aussi élevés que possible imprègne les nouvelles méthodes de management. Braqué sur des indicateurs quantitatifs, le management est de plus en plus éloigné de l’activité concrète de travail. Ses méthodes de gestion cherchent à individualiser à l’extrême une activité qui, par essence, relève de coopérations collectives. Partout en Europe, l’émergence des dégâts causés par les risques psychosociaux témoigne de cette crise.
L’exigence de rendre le travail soutenable tout au long de la vie peut également contribuer à relancer les mobilisations sur les conditions de travail. Le patronat considère que puisque l’espérance de vie augmente, il faut donc travailler jusqu’à un âge plus avancé. Ce raisonnement oublie que l’espérance de vie en bonne santé n’augmente pas pour les couches les moins privilégiées, en grande partie à cause de leurs conditions d’emploi et de travail. Sans une amélioration de celles-ci, tout allongement de l’âge de la retraite débouche sur des situations d’exclusion dramatiques pour les travailleurs exposés aux risques les plus importants. À l’autre bout de l’échelle démographique, les politiques d’austérité ont accru de manière considérable la précarité des jeunes générations. Ce n’est pas un hasard si dans les pays les plus fortement touchés par la crise, elles ont été à l’initiative de mobilisations sociales importantes comme le mouvement des indignés en Espagne. En Grèce, le "non" aux politiques d’austérité qui s’est exprimé lors du référendum populaire de juillet a été massivement porté par la jeune génération.
Une relance des mobilisations pour l’amélioration des conditions de travail implique, de la part des organisations syndicales, des approches nouvelles qui mettent en avant la radicalité des revendications concernant la santé au travail et leur caractère collectif. Ces mobilisations permettent d’articuler des améliorations immédiates sur des questions très concrètes et des projets plus ambitieux de changement de société. Plus que jamais, pour être efficaces, les défenseurs de la santé au travail ont intérêt à montrer les multiples liens qui l’unissent aux questions sociétales les plus importantes, qu’il s’agisse de l’environnement, de l’égalité ou de la démocratie•.