En avril 2015, les éditions La Découverte publiaient l’ouvrage Les risques du travail, au sous-titre-choc : Pour ne pas perdre sa vie à la gagner. Trente ans auparavant, une première édition avait rencontré un succès de librairie inattendu (25 000 exemplaires écoulés). Nous avons recueilli l’avis des quatre coordonnateurs de l’ouvrage sur les transformations du monde du travail intervenues entre-temps et les défis actuels et futurs en matière de santé au travail.
Sur l’intensification du travail
Depuis le milieu des années 1980, le mouvement de tertiarisation de l’économie s’est déployé partout en Europe. La réduction de la place occupée par l’agriculture et l’industrie sur le marché de l’emploi aurait pu laisser augurer une moindre exposition des travailleurs aux facteurs de pénibilité. Le déclin de l’industrie lourde n’a pourtant pas signifié la disparition des "métiers lourds", qui persistent tant dans les secteurs traditionnels que dans celui en plein essor des services.
Malgré les immenses progrès techniques, le statisticien et ergonome Serge Volkoff constate une tendance à l’intensification du travail: "L’idée qui prévaut aujourd’hui est que l’intensification du travail serait la condition même du maintien en vie des entreprises. De nouveaux métiers sont même nés de cette intensification, dans la restauration rapide, les centres d’appels ou les plateformes logistiques de la grande distribution, dont le premier objectif est de raccourcir les temps, en premier lieu pour les consommateurs et les usagers. L’intensification du travail est une formidable machine à individualiser qui percute les stratégies de travail de chacun qui sont personnelles: sa propre santé, ses propres compétences, ses propres préférences sur la manière d’agir, etc. Et donc, les travailleurs se retrouvent confrontés à une situation très personnelle, encore renforcée par les modes d’évaluation et de rémunération de plus en plus individualisés, la pression exercée par le chantage à l’emploi, les mutations incessantes qui amènent de plus en plus souvent des personnes à ne pas travailler avec les mêmes collègues d’un jour à l’autre, et bien entendu tous les systèmes d’externalisation et de sous-traitance. De plus en plus, on crée chez les gens une situation de face à face avec leur propre travail, accentuée par un système de production qui impose d’être à la fois dans la quantité, la qualité et l’adaptabilité."
Sur les inégalités sociales de santé
Dans Les Risques du travail, le médecin du travail Philippe Davezies souligne que les enquêtes menées en France montrent que les travailleurs qui occupent les emplois les moins qualifiés portent sur leurs conditions de travail un regard moins sévère que ceux qui ont connu un parcours plus favorisé et bénéficient de meilleures situations.
Il l’explique par le fait que la majorité des personnes qui occupent ces emplois est issue de familles ouvrières: "Dans la famille ouvrière, on apprend à prendre sur soi, à ne pas se plaindre. La confrontation dans la longue durée, et en particulier dans l’enfance, à l’adversité sociale oblige à développer des mécanismes de défense sur le mode de la mise à distance de ses émotions, du déni, de l’euphémisation. Si vous êtes dans une situation sociale défavorisée, sans la possibilité de vous en sortir, vous n’allez pas passer votre temps à pleurnicher. D’abord parce que l’entourage ne le supportera pas. Il faut réprimer la souffrance. Ce sont des processus qui permettent de tenir, mais ces mécanismes sont extrêmement pénalisants. Quand les gens qui viennent de catégories sociales qui ne sont pas trop exposées à la souffrance, qui ont des espoirs, butent sur des difficultés, ils expriment leur souffrance. Cette expression de la souffrance tend à mobiliser la compassion d’autrui, le soutien social. Quand vous exprimez votre souffrance, par exemple quand vous pleurez, ça vous soulage car associé à l’expression des émotions on a tout le dispositif qui est à l’arrière-plan, notamment la sécrétion du cortisol qui est l’hormone du stress. Il y a un lien étroit entre l’expression de la souffrance psychique et la sécrétion du cortisol. Chez les gens qui ont développé des capacités à tenir en position de souffrance, et qui se mettent à distance de leurs émotions, on a une perturbation des mécanismes biologiques, une perturbation de la réactivité du cortisol. Or, le stress génère de l’inflammation. Mais ces personnes en situation de stress ne mobilisent pas leurs défenses anti-inflammatoires. Au lieu de faire des dépressions ou des réactions très explosives, elles vont présenter une souffrance silencieuse et des pathologies essentiellement somatiques, des pathologies cardiovasculaires et toute la litanie des pathologies chroniques."
Sur la précarisation du travail
Au cours des trente dernières années, le marché de l’emploi s’est considérablement précarisé. La proportion des emplois à temps partiel est passée dans l’Union européenne de 12,7 % en 1987 à 20,9 % en 2009. Au cours de la même période, les contrats à durée déterminée ont augmenté de plus de 4%. Les femmes, les jeunes et les travailleurs migrants sont surreprésentés dans ces contrats d’emploi "atypiques".
Pour la sociologue Annie Thébaud-Mony, les personnes qui ont des contrats atypiques sont beaucoup plus à risque d’être confrontées à des conditions de travail néfastes pour leur santé: "Les travailleurs en CDI d’entreprises multinationales implantées sur le territoire européen sont les mieux protégés. Dans les grandes entreprises nord-américaines, indiennes, japonaises, le respect des droits du travail devient déjà beaucoup plus lâche. Dès qu’on arrive sur le versant de la sous-traitance, on observe une remise en cause très radicale des droits contenus dans la législation européenne en santé et sécurité au travail. Par exemple, dans l’industrie nucléaire et dans la pétrochimie, les travailleurs de la production sont relativement bien protégés et surtout ils sont dans une position où les institutions représentatives fonctionnent vraiment pour eux. Dès qu’on passe en sous-traitance, en particulier pour tout ce qui est lié à la maintenance, au nettoyage, à la gestion des déchets, la situation n’est plus du tout la même. On observe un transfert des risques majeurs vers ces catégories de travailleurs. La précarisation a, par ailleurs, complètement remis en cause non seulement leur salaire et leurs conditions de travail, mais aussi leur représentation dans les institutions représentatives. Les CHSCT fonctionnent relativement bien dans des entreprises telles qu’EDF. En revanche du côté des travailleurs des entreprises sous-traitantes de la maintenance de l’industrie nucléaire, dès lors que des salariés tentent d’implanter une section syndicale ou d’organiser un CHSCT, ils sont en butte aux donneurs d’ordres qui ne veulent plus les voir accéder à leurs installations."
Sur une certaine forme de démobilisation
Malgré la multiplication depuis une trentaine d’années d’études sur les principaux facteurs de risques présents sur les lieux de travail et le succès rencontré par des ouvrages de vulgarisation, en particulier ceux consacrés à la souffrance au travail, l’amélioration des conditions de travail ne semble plus être une priorité absolue pour le mouvement syndical. Les mouvements sociaux des années 1960-1970 avaient pourtant vu fleurir les slogans invitant les salariés à transformer le travail. Laurent Vogel, chercheur à l’Institut syndical européen, y voit une conséquence directe de la précarisation de l’emploi.
"Il n’y a pas de rapport automatique entre la connaissance et l’action. Ce qui permet l’action, c’est notamment la prise de conscience qu’il y a un problème collectif. C’était sans doute plus facile à une époque où il y avait des expositions très concentrées sur des collectifs bien précis de travailleurs. Par exemple, avec la silicose des mineurs on avait un pourcentage très important de mineurs qui tombaient malades d’une maladie bien spécifique, alors qu’aujourd’hui on va plutôt observer une multitude de risques qui affectent les travailleurs avec des conséquences variées. La prise de conscience collective est plus difficile dans ce contexte-là. Par ailleurs, il est clair qu’on paie le prix de la précarisation du travail qui est une stratégie voulue par le patronat. De la même manière qu’il y a eu une montée des inégalités en matière de revenus, de partage de richesses, dans le domaine de la santé, etc., il y a aussi une montée des inégalités sur le terrain des conditions de travail. Il est plus difficile de créer de la solidarité à partir du moment où il y a un grand nombre de travailleurs avec des CDD, des contrats intérim et un très grand nombre de chômeurs. Quand il y a un chômage de masse, c’est clair qu’on a parfois l’impression que se battre pour la santé au travail est une sorte de luxe."
Sur la crise de la représentativité
Dans l’immense majorité des pays européens, le taux de syndicalisation a diminué au cours de la dernière décennie. Le poids grandissant occupé par les petites entreprises dans l’économie encourage cette tendance car les législations nationales n’imposent la création d’instances de représentations des travailleurs qu’une fois un certain seuil de salariés atteint. La multiplication des contrats précaires (CDD, intérim, contrats "zéro heure", "faux indépendants") n’aide évidemment pas à la mobilisation des travailleurs.
Laurent Vogel a coordonné la partie de l’ouvrage consacré à l’action contre les risques du travail. Il plaide pour de nouvelles formes de représentation des travailleurs: "Il faut créer des instances qui dépassent les limites juridiques des entreprises, avoir des systèmes de représentation qui couvrent l’ensemble des travailleurs d’un secteur sur un territoire donné. Mais pour pouvoir faire cela, il faut une stratégie syndicale. Ça ne sert à rien de désigner x personnes pour représenter les travailleurs si ces représentants eux-mêmes ne sont pas équipés, ne disposent pas d’un soutien fort de la part des organisations syndicales, d’outils qui sont à la fois des outils d’enquête, de connaissance et de moyens de mobilisation. Des changements sont nécessaires: sur le plan juridique, donner à l’ensemble des travailleurs ce degré minimum de démocratie qui est d’être représenté sur le lieu de travail, et des changements politiques qui sont pour les organisations syndicales de mettre la question de l’amélioration des conditions de travail au centre de leurs revendications. Et ça, ce n’est pas automatique, on sait qu’en période de crise la tendance est de sacrifier les revendications autour de l’amélioration des conditions de travail par rapport au maintien de l’emploi et du pouvoir d’achat."
Sur les nouvelles alliances
Face aux difficultés rencontrées par le mouvement des travailleurs pour contrer les phénomènes d’intensification et de précarisation du travail, Annie Thébaud-Mony plaide pour de nouvelles alliances qui sortent des cadres de référence habituels : "Les grandes organisations syndicales n’ont pas suffisamment pris la mesure de ce que les nouvelles organisations du travail étaient en train de détricoter du point de vue du droit syndical. Il est nécessaire de repenser le mode d’organisation qui permet de lutter contre cette situation. Sur les chantiers navals de Saint-Nazaire, qui ont recouru massivement à des travailleurs détachés, il y a eu une prise de conscience à l’intérieur même de l’organisation syndicale de la nécessité de lutter contre la division organisée par les donneurs d’ordre et de reconstruire de la solidarité entre les travailleurs dépourvus de droits syndicaux (lire l’article Mouvement du HesaMag n° 10). Avec l’appui des unions locales, départementales ou de fédérations, ces mobilisations peuvent aboutir à des résultats. Sur les questions de santé au travail, de nouvelles formes de solidarité citoyenne sont possibles à partir du moment où des syndicalistes font appel à des professionnels de la santé et de la santé au travail, des chercheurs, des juristes, des avocats et des médecins qui refusent d’accepter de soigner les gens indéfiniment sans se poser des questions sur ce qui les rend malades. Ces formes de solidarité sont nécessaires pour reconstruire à l’intérieur de l’entreprise des contre-pouvoirs sur les enjeux de santé au travail."•
Pour en savoir plus
Annie Thébaud-Mony, Philippe Davezies, Laurent Vogel et Serge Volkoff (dir.), Les risques du travail. Pour ne pas perdre sa vie à la gagner. La Découverte, 2015, 608 p.
Commandes et informations sur: www.editionsladecouverte.fr