La Suède représente-t-elle toujours, avec son fameux "modèle social", l'exemple à suivre ? En matière de prévention des risques du travail, la réponse reste "oui". Le pays poursuit avec succès une expérience lancée il y a plus de 60 ans. Près de 2 000 représentants régionaux à la sécurité, désignés par les syndicats, font en sorte que la prévention ne reste pas un vain mot dans les PME.
En Suède, la plupart des activités des représentants régionaux à la sécurité concernent les "risques courants" que l'on peut trouver sur le lieu de travail. Mais elles peuvent parfois avoir des conséquences d’une ampleur inattendue. Un exemple parmi d'autres : en 1994, Gerhard Wendt, représentant régional à la sécurité pour le syndicat des ouvriers du transport, examine les plans de reconversion d'une station-service Shell dans le district de Rosengård, à Malmö (sud de la Suède).
Les plans de Shell prévoient de garder la station de Rosengård ouverte 24 heures sur 24, avec seulement un employé présent la nuit. Le district était alors déjà considéré comme une zone à problème, notamment à cause de la présence de bandes de jeunes, de sorte que le gérant de la station et ses employés étaient inquiets.
Il tente d'obtenir la présence d’un second employé, ce que Shell refusera systématiquement. En automne 1997, Gerhard Wendt abandonne les négociations et s’adresse à l’inspection du travail, invoquant la loi sur l'environnement de travail. Cette dernière interdit purement et simplement le travail en solitaire. Shell fait appel de cette décision auprès de la Direction nationale de sécurité et d’hygiène au travail (aujourd'hui Autorité suédoise pour l’environnement de travail, Arbetsmiljöverket) qui décide d’autoriser le travail en solitaire à la condition que toutes les ventes réalisées entre 22 h et 6 h soient effectuées en drive-in et que la porte d’entrée du commerce soit verrouillée.
Les représentants régionaux à la sécurité font appel de cette décision auprès du gouvernement. Finalement, le gouvernement tranche en adoptant un compromis : aucun travail en solitaire ne sera autorisé sans système de drive-in et verrouillage de la porte d'entrée, quelle que soit l’heure de la journée.
La jurisprudence Shell
Cette décision laisse un goût amer au représentant régional à la sécurité : "En effet, nous voulions éliminer le travail individuel et promouvoir le travail à deux." Mais, plus de dix ans après, il constate que le cas de la station Shell de Rosengård a fait jurisprudence. Cette affaire a mené l’Autorité suédoise pour l’environnement de travail à interdire le travail en solitaire dans de nombreuses stations-service, à moins que celles-ci n’instaurent un système de drive-in pour la nuit. La sécurité des employés et la réduction des risques de cambriolage et de violence de la part de tiers restent donc, encore aujourd'hui, considérées en Suède comme plus importantes que les préoccupations des employeurs, qui cherchent à réduire les charges salariales et à éviter des investissements visant à améliorer la sécurité. Cette attitude s’applique désormais à d’autres secteurs et activités, par exemple dans les magasins ouverts toute la nuit.
"Gerhard Wendt ? Oui, son action à Rosengård a influencé l’encadrement des travailleurs dans tout le pays", déclare le professeur Kaj Frick, membre de l’ancien Institut national suédois pour l’environnement de travail, maintenant fermé. "Aussi exceptionnel que soit l’événement, il s’agit tout simplement d’un exemple de l’activité quotidienne d’un représentant régional à la sécurité. C’est ainsi qu’on obtient les plus grandes avancées", explique-t-il. Quand on lui demande quelle est l’ampleur de ces avancées, Kaj Frick répond qu’il est pratiquement impossible de le déterminer. "Il n’y a aucun moyen de mesurer les "avancées" apportées par les activités des représentants à la sécurité ; et que je sache, elles n’ont jamais fait l’objet de recherches. Les liens de cause à effet sont complexes et il peut se passer beaucoup de temps entre une action et son résultat. Les circonstances particulières, telles que les fluctuations cycliques ou le progrès technologique, jouent aussi un très grand rôle. Pour se faire une idée de ces avancées, il faut se baser sur des estimations et non sur des calculs", précise-t-il.
"Les maladies professionnelles coûtent très cher ; on estime généralement ce coût à de 3 à 4 % du produit intérieur brut. Le niveau de risque est plus important pour les petites entreprises, car elles sont moins à même de se protéger. Dans ces cas, un minimum d'effort peut conduire à un effet maximum et être extrêmement bénéfique", estime Kaj Frick, aujourd'hui chargé de cours et de recherche en gestion de la santé et de la sécurité du travail à l'université Mälardalen. "Ces petites entreprises relèvent de la compétence des représentants régionaux à la sécurité. Si ces derniers parviennent à y faire bouger les choses, en organisant par exemple des formations, en travaillant de manière systématique sur l’environnement de travail ou en discutant des meilleurs moyens d’éviter les heures supplémentaires afin de ménager les employés, alors oui, les avancées sont considérables", ajoute-t-il.
350 000 lieux de travail couverts
La fonction de représentant à la sécurité existe en Suède depuis 1912. Les organisations syndicales sont autorisées à désigner des représentants régionaux à la sécurité (RRS) depuis 1949 ; mais à l’époque, différents types de contraintes en limiteront le développement. Il faudra attendre 1974 et la modernisation de l'ancienne loi sur la protection des ouvriers pour que ces contraintes disparaissent et que le système des représentants régionaux à la sécurité soit étendu. La nouvelle loi, appelée depuis 1977 "Loi sur l’environnement de travail", fait la distinction entre plusieurs types de représentants à la sécurité. Tous jouissent du même statut que les représentants syndicaux et disposent des mêmes droits statutaires en ce qui concerne les actions prises en matière d’environnement de travail.
Les représentants à la sécurité sont toujours désignés par les organisations syndicales locales. Cependant, alors que les représentants à la sécurité "normaux" sont chargés de la supervision d’un certain secteur de leur propre lieu de travail, un RRS s’occupe d’une certaine zone, souvent géographiquement délimitée (zoning industriel, zone définie par convention). Les RRS travaillent presque exclusivement avec des petites et moyennes entreprises qui emploient 50 personnes au maximum.
"En 2009, année du rapport le plus récent, on comptait 1185 représentants régionaux à la sécurité, répartis dans 13 organisations affiliées à la Confédération des syndicats suédois (LO). Leurs activités affectaient 273 757 lieux de travail, 612 125 membres syndiqués et d’autres employés. Les représentants régionaux à la sécurité affiliés à LO ont effectué 74 181 inspections sur l’année, alors que l’Autorité suédoise pour l’environnement de travail a réalisé quelque 30 000 inspections et visites pendant cette même période. L’Autorité pour l’environnement de travail ne s’occupe d’ailleurs que très peu, sinon jamais, des très petites entreprises qui emploient entre une et vingt personnes", déclare Christina Järnstedt, coordinatrice des activités des RRS à LO, et représentante de l’Union des syndicats suédois au sein du Groupe Travailleurs du Comité consultatif de Luxembourg. Ce comité a pour but d’aider la Commission européenne à préparer et à mettre en œuvre les décisions prises dans le domaine de la sécurité et de la santé sur le lieu de travail.
L'Organisation centrale des employés (TCO) et l'Organisation centrale des travailleurs intellectuels de Suède (Saco) disposent quant à elles d'un staff total de 600 représentants régionaux à la sécurité qui couvrent environ 80 000 lieux de travail. Les activités des RRS suédois sont, dans leur majeure partie, financées par le gouvernement mais les organisations syndicales sont tenues de contribuer pour une somme substantielle (par ailleurs en augmentation) afin d'en assurer la pérennité.
Les modifications apportées à la loi sur l'environnement de travail dans les années 70 spécifient les deux tâches principales du représentant régional à la sécurité. Il doit veiller à ce que les employeurs respectent scrupuleusement les règles et que les employés participent aux activités locales pour la santé et la sécurité. Les travaux préparatoires de la loi de 1974 ont aussi mis en exergue le rôle important des représentants régionaux à la sécurité pour la mise en œuvre d'activités locales pour la santé et la sécurité.
Des "déclencheurs"…
Les modalités de réalisations de ces tâches et l’organisation des différentes activités varient dans le temps et selon les organisations syndicales nationales. Cependant, au cours de mes entretiens avec des représentants régionaux à la sécurité, des représentants syndicaux, des représentants d’organisations d’employeurs, des chercheurs et des inspecteurs du travail, certains points revenaient sans cesse. Les représentants régionaux à la sécurité sont considérés comme des sources d’information et de savoir, des "déclencheurs", des médiateurs, des mentors, des conseillers et des consultants. Ce sont eux qui constatent les nouvelles tendances et sonnent l'alarme face à de nouveaux risques et dangers. Ce sont eux qui résolvent les litiges et les blocages, qui font des revendications ou coupent court à la situation si nécessaire.
"Bien souvent, les représentants locaux ont besoin d’aide quand l’entreprise est dans l’impasse. Nous arrivons de l’extérieur et nous facilitons la mise en marche d’un processus, nous faisons bouger les choses", explique Göran Wattenberg, représentant régional à la sécurité, mandaté par le syndicat suédois des ouvriers de la maintenance à Göteborg. "Mais en tant que représentant régional à la sécurité, on ne peut pas régler tous les problèmes. Et ça, les gens ont parfois quelques difficultés à le comprendre", ajoute Eva Pålsson, RRS pour le syndicat des ouvriers communaux de la province de Scanie (extrême sud de la Suède).
"Bien sûr, j’ai accumulé de l’expérience et du savoir pendant toutes ces années, et je peux leur donner des suggestions pour les aider à repartir. Mais c’est à eux de réaliser le gros du travail. Pour cela, les employeurs, comme les employés, ont besoin d'être formés. Former, promouvoir une gestion systématique du lieu de travail, épauler les représentants locaux à la sécurité : voilà certaines de nos tâches les plus importantes", poursuit-elle. "Ma philosophie, c’est de laisser les représentants locaux évoluer et s’épanouir. Ce n’est pas parce que je laisse d’autres personnes venir au premier plan que je disparais complètement."
Jan Johansson étudie les problèmes liés à l’environnement de travail pour l’organisation d’employeurs Almega. "Je pense que le travail de représentant régional à la sécurité est difficile. Surtout quand on a affaire à de nouvelles entreprises", commente-t-il. "Cela exige de bien connaître la nature humaine et d’être à l’écoute des autres." "Un représentant à la sécurité doit savoir se montrer ferme si nécessaire mais surtout rester humble. Le plus important, c’est d’inciter employeurs et employés à interagir", insiste-t-il.
Les RRS avec qui j’ai discuté s’accordent à dire que la plupart des employeurs veulent un lieu de travail sûr et un bon environnement de travail. Mais nombre d’entre eux n’ont pas les connaissances nécessaires.
"Nous avons, par exemple, travaillé avec des entreprises qui comptaient respectivement 50 et 70 employés ; et personne n’avait de connaissances de base en gestion d’un environnement de travail", constate Göran Wattenberg. "Et nous avons 'vendu' des formations à la gestion d'un environnement de travail aux employés comme aux gérants de nombreuses autres entreprises de ce type."
…jamais remis en question
Kenn Nilsson, représentant régional à la sécurité pour IF Metall, la Fédération suédoise des travailleurs de l’industrie et de la métallurgie, dans le centre de la Scanie, a connu des expériences semblables. "Nous consacrons beaucoup d'efforts à former les représentants locaux, mais nous proposons aussi des formations aux gérants d’entreprises", explique-t-il. Gunnar Rosén, professeur en sciences du travail à l’université de Dalécarlie (province du centre du pays), a travaillé sur de nombreux projets concernant la santé et la sécurité dans les petites entreprises. "Les représentants régionaux à la sécurité sont une source de connaissance extrêmement importante pour les petites entreprises", souligne-t-il.
Il est très important pour les activités des RRS de comprendre les spécificités locales, les rouages de la production et les conditions de fonctionnement des entreprises. Ingvar Lindahl a lancé son atelier de construction mécanique en 2008, dans la petite ville d'Eslvöv (en Scanie), avec seulement quatre employés et de grands projets pour l'avenir. "Deux mois après le lancement, nous étions en déclin. J’ai été forcé de licencier mes employés et d’annuler l’achat de machines, de fraises ou d’autres outils coûteux qui auraient été utilisés à l'atelier. En fait, ce n’était pas juste un déclin ; c’était un véritable effondrement économique, une catastrophe. Ces années ont été horribles, je consacrais toute mon énergie à la survie de l'entreprise. L’environnement de travail n’était pas une priorité", confie-t-il. "Quand j’avais un problème, je téléphonais à Mats Pålsson, le représentant régional à la sécurité pour IF Metall. Je ne garde que de bons souvenirs de notre coopération. Il est facile de parler avec lui."
Le système de représentant régional à la sécurité est maintenant si bien ancré dans les habitudes qu’il n’a jamais été sérieusement remis en question. Voilà donc une bonne occasion de se poser la question suivante : pourquoi y a-t-il des représentants régionaux à la sécurité en Suède ? La réponse de Christina Järnstedt, de la Confédération des syndicats suédois : "Afin de s’assurer que les activités pour la santé et la sécurité organisées par les syndicats puissent aussi avoir lieu au sein d'entreprises plus petites qui ne disposent pas de leur propre représentant ou d'un comité pour la sécurité. Parce que chaque employé a droit à un travail sûr, sain et épanouissant."•