Que ceux qui s’attendraient à un plaidoyer antiatome ne s’attardent pas. Ils auront beau éplucher les 550 planches d’Au cœur de Fukushima, ils n’y trouveront pas la moindre critique de l’industrie nucléaire. Bien au contraire, l’auteur – qui se cache derrière le pseudonyme de Kazuto Tatsuta – s’évertue à démonter les "fausses rumeurs" qui circulent autour des opérations de décontamination. "Je me disais que c’était l’occasion de parler de mon propre vécu à la centrale et de la ‘vérité cachée’ qu’aucun média n’a jamais révélée", écrit-il pour justifier son manga.
Le mangaka qui voulait à tout prix devenir ouvrier de Fukushima est un bien curieux personnage. De lui, il ne révèle que peu de choses précises. On sait que sa passion pour les mangas ne lui permet pas à elle seule de subsister à Tokyo et qu’il doit donc exercer quelques petits boulots alimentaires en complément. Jusqu’au mois de mars 2011, quand le tsunami et l’accident nucléaire qui en a résulté éveillent en lui le sentiment de devoir s’engager pour son pays.
Si sa volonté farouche de restituer son expérience sans parti pris finit par agacer, elle contribue aussi à la puissance de ce récit. Car l’auteur s’applique à décrire son travail avec une minutie graphique saisissante. La précision des planches et son souci du détail dans ses descriptions des locaux, des équipements de travail et des appareils de mesure de la radioactivité ouvrent au lecteur des portes auxquelles il n’aura jamais accès.
Malgré sa volonté assumée d’éviter tout sujet polémique, Kazuto Tatsuta distille − à son insu, a-t-on envie de dire − des informations sur les arrière-cours de cette industrie. Dans le premier tome, il décrit le laborieux parcours qu’il a suivi avant de pouvoir enfin pénétrer dans l’enceinte du site. Il donne à voir un système de recrutement opaque, avec une multitude d’intermédiaires. Ainsi, impossible pour un quidam d’être immédia-tement affecté à des travaux à proximité des réacteurs endommagés. Après s’être présenté auprès d’une agence intérim, il est recruté par une petite société occupant le niveau le plus bas (le sixième!) sur l’échelle des sous-traitants de TEPCO, le célèbre exploitant nucléaire nippon.
Il représente les patrons de ces petites entreprises sous les traits d’inquiétants personnages aux fines moustaches et portant des costumes noirs à fines lignes blanches verticales. "Les types rassemblent un maximum de personnes pour se faire un nom en tant que sous-traitant alors que concrètement ils n’ont aucun chantier. Certains empochent la prime de formation des futurs employés avant de disparaitre dans la nature", écrit-il.
Sa mission: assurer l’entretien et la logistique d’une salle de repos mise à la disposition des travailleurs assurant les opérations de décontamination. Un travail ingrat, consistant notamment à entretenir les sanitaires. Et de préciser qu’il effectue ces tâches "sans se plaindre mais sans passion" (on s’en serait, douté...). Tatsuta s’ennuie et cherche bien vite à grimper sur l’échelle de la sous-traitance, autrement dit à accéder à un poste plus en adéquation avec la mission de "soldat de la décontamination" à laquelle il aspire. "Je n’arrivais pas à trouver de poste sur un chantier exposé à de fortes radiations", regrette-t-il.
Après une interruption de quelques mois, et un retour à Tokyo – il parvient à se faire recruter par une entreprise chargée d’effectuer des travaux de réparation sur des canalisations de refroidissement de l’eau des piscines de stockage du combustible usé. Le voilà qui accède enfin au Saint des Saints.
Le bâtiment réacteur 3 (BR3) de Fukushima Daiichi symbolise à lui seul les évènements de mars 2011. Il s’agit de ce bâtiment dont on n’aperçoit plus sur les photos qui circulent sur internet que le squelette métallique, à la suite de l’explosion d’hydrogène qui l’a soufflé. Les planches qui accueillent les dessins du BR3 sont d’une beauté glaçante, encore renforcée par l’usage exclusif du noir et blanc. "Cet endroit me donne vraiment la chair de poule", confie même l’intrépide mangaka. Enfin, il peut endosser l’habit de "décontaminateur".
S’il ne cherche jamais à dévoiler les failles d’un système, comme tentent souvent de le faire les journalistes en immersion, ses dessins poussent immanquablement le lecteur à s’interroger. Par exemple, quand il représente les opérations de déblaiement des déchets dans les entrailles du BR3.
L’évacuation des gravats est réalisée par des robots car un contact direct des hommes avec ces déchets les exposerait à des niveaux de radioactivité aux conséquences sanitaires immédiates. La mission de l’équipe de quatre hommes dont fait partie Tatsuta consiste donc à acheminer le robot le plus près possible du lieu d’intervention. Cette opération doit être effectuée dans un laps de temps extrêmement court. Ensuite, les ouvriers courent se réfugier derrière d’épaisses parois mobiles en plomb. Ils doivent veiller à ce que le tuyau long de cinquante mètres auquel le robot (développé par l’armée américaine) est relié ne se coince pas. Ils y parviennent en ayant l’idée de placer entre le tuyau et les angles formés par les murs des cônes identiques à ceux que l’on trouve sur les chantiers. Cette solution "bricolée" semble montrer que les ouvriers décontaminateurs doivent imaginer eux-mêmes des astuces afin de faciliter leur travail.
En bon soldat du nucléaire, Tatsuta ne manifeste pas une seule fois le moindre doute quant aux capacités techniques et humaines de son pays à se relever d’une telle catastrophe. Le lecteur occidental tente bien de résister aux clichés sur le sens du sacrifice du peuple japonais, mais comment y échapper quand l’auteur renchérit pour conclure par ces mots: "J’aimerais au moins continuer à travailler ici jusqu’à ce que j’atteigne ma dose limite de radiations annuelle."
Au cœur de Fukushima. Journal d’un travailleur de la centrale nucléaire 1F. Kazuto Tatsuta, éditions Kana, 3 tomes, 2016