La scène est à la fois cocasse et pathétique: de jeunes hommes encravatés sautillent sur place, chantant sur la musique du groupe de pop The Killers. D’autres, moins à l’aise, remuent à peine les lèvres, esquissant un sourire coincé, alors qu’un homme bedonnant d’une cinquantaine d’années s’agite dans tous les sens, les invitant à chanter plus fort. Cet homme s’appelle Neville Wilshire. Il dirige un centre d’appels qui emploie quelque 700 salariés, à Swansea (Pays de Galles) et est le principal protagoniste d’un programme de téléréalité, The Call Centre, diffusé sur BBC 3 entre 2013 et 2014.

"Chaque nouvelle recrue doit chanter. Je veux de l’enthousiasme. Les gens enthousiastes vendent, les gens heureux vendent, les pauvres c**s ne peuvent pas. Ainsi, s’ils ne peuvent pas chanter et s’ils ne peuvent pas aimer cela, ils peuvent bien partir."

Dans un autre épisode, toujours disponible sur Youtube, il fait défiler dans l’openspace une employée de 25 ans qui a récemment rompu avec son petit ami, en criant : "Des gars seuls ? J’ai une femme désespérée ici !"

Il s’agit de téléréalité, avec tous les excès propres à ce genre de programme. Jamie Woodcock, chargé de recherche à la prestigieuse London School of Economics (LSE), en convient. Il estime néanmoins que The Call Centre et son outrancier héro, qui revendique "Napoléon... un dictateur" comme source d’inspiration, sont assez représentatifs du style de management en vigueur dans ce secteur.

"Cette déclaration ridicule n’est pas seulement une performance pour le programme de télévision ; elle indique également le niveau de pouvoir dont disposent les managers et les responsables dans les centres d’appel", écrit le jeune sociologue dans Working the Phones.

Ce livre est basé sur des travaux en sociologie mais également sur son expérience personnelle. Pendant six mois, parallèlement à l’écriture de sa thèse de doctorat, il a travaillé dans un centre d’appels proposant des assurances. Il a donc pu expérimenter les nouvelles techniques de management déployées dans ce secteur. Elles s’inspirent, selon l’auteur, d’idées glanées dans l’industrie en expansion du développement personnel et de la spiritualité New Age. "Ce qu’on peut désormais appeler ‘l’entreprise libérée’ part du principe selon lequel personne ne peut mieux exploiter les travailleurs que les travailleurs eux-mêmes", écrit-il.

Et de multiplier les exemples de techniques visant à infantiliser les opérateurs. Après une série d’appels, l’équipe en charge du contrôle qualité convoque la nouvelle recrue en déposant sur son bureau un petit carton plastifié. Une fois l’appel terminé, l’opérateur doit s’asseoir sur un petit tabouret pliable placé à côté du bureau du responsable. Ce dernier l’invite à écouter l’enregistrement de ses appels et puis à les noter, avant de lui signifier les points positifs et négatifs. Les appels positifs sont récompensés par un billet de tombola. Le tirage au sort a lieu tous les deux mois et les prix incluent des bons d’achat d’un grand magasin londonien ou des consoles de jeux.

Pour qualifier le travail dans ce secteur, qui emploie un million de personnes au Royaume-Uni, il emprunte à un collègue de la LSE, l’anthropologue anarchiste américain David Graeber l’expression de "bullshit jobs", que l’on pourrait pudiquement traduire par "jobs à la con".

Jamie Woodcock explique que cette expression fleurie ne s’applique pas à des métiers peu attractifs et souvent mal payés – par exemple, celui d’éboueur – dont la disparition aurait des effets désastreux rapides sur la société.

Non, l’appellation s’adresse à une série de métiers dont on peine à identifier l’utilité sociale. Le sociologue a été frappé par les difficultés qu’ont les travailleurs des centres d’appel à expliquer à des tiers ce pour quoi ils sont rémunérés. Cette situation a d’importantes implications en termes de lutte sociale.

"S’il y a une composante dans le travail qui est socialement importante, épanouissante ou même agréable, alors cela vaut la peine de rester et de se battre (...) Lorsque le travail est presque totalement dépouillé de ces caractéristiques, le refus du travail devient non seulement une stratégie utile, mais aussi quelque chose qui émerge organiquement du processus de travail lui-même", écrit-il.

Et de détailler les petites tactiques imaginées par les opérateurs pour échapper au risque d’aliénation que l’auteur estime consubstantiel à ce métier: ils posent des questions inutiles afin de prolonger la traditionnelle petite réunion d’équipe avant tout nouveau shift (appelée "buzz session") ; ils tentent de négocier avec leur supérieur les bons d’achats évoqués plus haut en échange de l’autorisation de quitter le travail un peu plus tôt; ils cherchent – y compris les non-fumeurs – à prolonger la pause cigarette, etc. L’acte de résistance ultime étant tout simplement de démissionner.

Malgré les conditions particulièrement défavorables à la mobilisation collective (absence de syndicat, contrôle permanent par la hiérarchie, fort roulement de personnel, précarité, etc.), l’auteur estime que les salariés des centres d’appel disposent de marges de manœuvre pour transformer leurs conditions de travail.

Sa propre tentative de mobilisation des travailleurs – il ne s’en cache pas, sa démarche est également militante, comme l’attestent les nombreuses références à l’héritage marxiste, et plus particulièrement à l’opéraïsme italien −, ne convainc pourtant guère.

Jamie Woodcock parvient à réunir quelques collègues dans un pub après le travail, afin d’ébaucher une stratégie de résistance collective, mais il finit par s’épuiser. "Les difficultés à impliquer les travailleurs de manière plus formelle ne sont pas surprenantes. Le refus de travailler ne se limitait pas à un refus de travailler au centre d’appel lui-même. Il s’étendait également en dehors du lieu de travail, se manifestant par le refus de parler, de lire ou d’écrire sur les centres d’appel une fois le travail terminé", constate le chercheur.

"Le futur succès des syndicats dans les centres d’appels dépendra en grande partie de leur capacité à contester et à redéfinir les frontières de contrôle selon les modalités souhaitées par leurs membres. Cela nécessite une rupture de la conception des syndicats en tant que prestataires de services pour une base de membres en baisse, et un mouvement vers la construction d’organisations combatives qui se concentrent sur la lutte au travail", en tire-t-il comme conclusion.

Working the Phones. Control and Resistance in Call Centres. Jamie Woodcock, PlutoPress, 2017, 200 p.

Livres

Table of contents

Hesamag_15_FR_45.pdf