L’émergence des nouvelles technologies, de nouvelles façons de produire et de consommer l’information, a profondément modifié la pratique du métier de journaliste. L’accès à l’information s’est démocratisé et a fait gonfler les audiences des médias. Les outils numériques ont permis de diversifier les formats et les genres journalistiques. Cependant, les entreprises médiatiques ont misé sur le web sans définir leur stratégie managériale et sans investir les moyens financiers nécessaires, ce qui a eu des répercussions sur les conditions d’exercice et le bien-être au travail des journalistes.

En octobre 2015, une étude menée par le Syndicat national des journalistes français (SNJ) et le cabinet d’évaluation et de prévention des risques professionnels Technologia révélait des tendances inquiétantes. Parmi les 1.135 journalistes interrogés, plus d’un tiers envisageait de quitter leur emploi. Près de 65% des participants estimaient que leur vie professionnelle exerçait une influence négative sur leur santé. Comme première cause de fatigue et de stress, ils épinglaient l’accélération du rythme de travail. Cette recherche relevait que les protections mises en place par les journalistes pour pallier la tension au travail étaient majoritairement saines (se ressourcer auprès des siens, dormir, faire du sport). Elle insistait néanmoins sur la nécessité de surveiller le risque d’épuisement au travail dans les salles de rédaction.

En Flandre, une recherche académique s’était déjà intéressée, quelques années plus tôt, au risque d’épuisement professionnel dans le secteur médiatique. Selon cette étude, plus d’un journaliste sur cinq (21,4%) présentait un risque élevé de burn-out. La combinaison d’une pression au travail et d’un manque d’équilibre entre vie privée et vie professionnelle était l’un des principaux éléments déclencheurs des risques d’épuisement au travail.

Le journalisme demeure-t-il un métier viable ? N’offre-t-il plus les conditions nécessaires à la construction de carrières professionnelles satisfaisantes ? Depuis une dizaine d’années, le milieu universitaire, les syndicats et les associations professionnelles de journalistes mènent des études sur l’évolution de la pratique journalistique. Elles observent que les travailleurs de la presse font face à un processus d’intensification et de rentabilisation de leur travail, lignes éditoriales (presses dites "populaire" ou "de qualité") et supports médiatiques (audiovisuel ou écrit) confondus. Ce processus a des implications sur leur bien-être au travail, sur le respect des règles de déontologie et sur l’identité professionnelle des journalistes.

Une demande croissante de polyvalence

Utilisées d’abord comme de simples vitrines des médias classiques, les pages web sont aujourd’hui reconnues comme des supports de l’information à part entière. En Europe, de nombreuses entreprises médiatiques ont mutualisé leurs rédactions numériques et leurs rédactions traditionnelles dans le cadre de stratégies dites "bi-médias". L’ensemble des journalistes a dû se familiariser avec les outils offerts par internet, quitte à devoir multiplier les compétences rédactionnelles, techniques et/ou de traitement d’image. Les travailleurs de la presse sont désormais tenus de produire des contenus pour et au travers de formats divers tels que les articles combinant le texte, la photographie et la vidéo, par exemple.

Cette exigence d’un journalisme multimédia requiert flexibilité et polyvalence. Pourtant, elle ne s’est pas toujours accompagnée ni d’un investissement dans la formation des journalistes, ni d’une rétribution complémentaire proportionnelle au travail fourni. A cet égard, en 2014, une étude menée par l’Observatoire des métiers de l’audiovisuel soulignait : "Si l’adaptation a lieu, elle est encore laissée à la seule initiative des individus qui par goût personnel ou par nécessité se forment sur le tas, ou encore par choix demandent à être formés au maniement des nouveaux médias. (...) On constate que la formation n’est pas toujours pensée au sein des organisations." Cette étude indiquait, parailleurs, que la multiplicité des qualifications ne fait, bien souvent, pas l’objet d’accords ou de conventions écrites, d’où l’absence d’une revalorisation salariale.

La même année, au Pays-Bas, l’Association néerlandaise des journalistes (NVJ) observait, quant à elle, que tous les journalistes ne jouissent pas des mêmes possibilités de formation. Elle poussait un coup de gueule, constatant que si toutes les entreprises médiatiques sont aujourd’hui demandeuses de compétences multimédias, seuls les éditeurs de la presse magazine financent (en partie et avec des aides publiques) les formations des journalistes indépendants. "Nous espérons que la formation des freelances va faire partie du nouvel accord collectif que l’on négocie cette année, en 2017. Il en résulterait que les éditeurs auraient l’obligation de co-financer la formation de tous les journalistes", explique une représentante du NVJ, Yvonne Dankfort.

Une charge de travail de plus en plus lourde

Si les journalistes doivent aujourd’hui analyser des données sur le web, en surabondance, et produire de l’information pour différents supports (version papier ou audiovisuelle, site internet, réseaux sociaux, débats en direct avec un journaliste), ces nouvelles tâches n’ont pas remplacé leurs anciennes fonctions : elles s’ajoutent à leur travail quotidien. En effet, la taille des rédactions n’a pas suivi cette courbe ascendante. Suite à la baisse des revenus publicitaires, des ventes et/ou des dotations de l’Etat pour les médias publics, les entreprises médiatiques n’ont pas été en mesure d’investir dans une main-d’œuvre supplémentaire conséquente. Elles ont même, dans de très nombreux cas, pris des mesures de restructuration du personnel (plans sociaux et plans de départs volontaires), provoquant ainsi un effet "ciseaux": moins d’effectifs pour des supports plus nombreux à alimenter.

Sans surprise, un tel calcul soumet les journalistes à des pressions temporelles. En 2008, une recherche réalisée par l’université de Cardiff a constaté que les journalistes de la presse écrite britannique produisaient trois fois plus de contenus que vingt ans auparavant. Et, cette étude prenait uniquement en compte la production réalisée dans les versions papiers des journaux! Elle relevait qu’une telle augmentation a un impact sur la qualité de l’information: les journalistes sortent moins de leurs bureaux, disposent d’un temps réduit pour recouper leurs sources et se fient de plus en plus aux communiqués de presse4. "La plupart des journalistes sont désormais tenus de produire plus avec moins de temps, ce qui inévitablement accroît leur dépendance à l’égard des informations ‘prêtes à l’emploi’ et limite les possibilités d’un journalisme indépendant."

En Belgique, une étude menée par l’université de Gand a observé que huit journalistes sur dix qui alimentent les médias en ligne ont pour principale activité un média audiovisuel ou écrit. Bien que les chercheurs soulignent que les journalistes ne sont pas polyvalents tout le temps (ceux-ci continuent généralement de se focaliser sur un médium), ils notent les implications contraignantes d’un tel changement sur leurs horaires de bureau : les journalistes multimédias disaient travailler en moyenne 48,9 heures par semaine.

Steve Paulussen, l’un des chercheurs belges, explique que "l’idée que la technologie entraîne un accroissement de la charge de travail peut sembler paradoxale car les nouvelles technologies permettent aux journalistes de rassembler et de produire des informations plus rapidement et plus facilement que jamais auparavant". Selon l’universitaire, les projets de convergence, qui ont amené les journalistes à travailler sur différents supports, ont été encouragés par une logique du marché qui vise à rendre la main-d’œuvre journalistique moins chère. "L’implémentation des nouvelles technologies dans les organes de presse, depuis le télégraphe jusqu’à internet et les technologies qui y sont associées, a toujours été accompagnée par des processus de rationalisation. (...) En d’autres termes, ce n’est pas la technologie en soi, mais bien l’obsession des directions des médias à réduire les coûts et maximiser la production qui conduit à un accroissement de la charge de travail."

Un constat partagé par Paco Audije, journaliste indépendant espagnol et membre du Groupe d’experts sur le service audiovisuel public de la Fédération européenne des journalistes (BREG): "Un jour, les patrons de presse ont décidé qu’il était ‘nécessaire’ que l’on travaille plus, sur plusieurs plateformes, avec moins de droits. Les restructurations ne sont pas la conséquence naturelle du renouvellement technologique, mais une conséquence d’un discours sur la rapidité (mondial et très politique) qui a accompagné les changements."

Un nouvelle temporalité : l’immédiateté

Le rapport au temps des journalistes a changé en raison de l’accroissement de la charge de travail mais aussi en raison d’une nouvelle temporalité impulsée par le web. Les médias ont toujours exploité les moyens permettant de gagner de la vitesse. Havas, la première agence de presse, utilisait, par exemple, des pigeons voyageurs pour transmettre les cours de la bourse de Londres. Néanmoins, le rythme de la production de l’information s’est vu bouleversé par internet. Sur la toile, il n’y a plus de délai incompressible de fabrication matérielle. Il est possible de produire et de diffuser l’information de manière immédiate et de l’actualiser en permanence.

Le suivi de l’information et la mise à jour du contenu (le journaliste peut dorénavant modifier ou enrichir sa production) exigent une grande réactivité et occasionnent une importante charge mentale. Et cela, d’autant plus quand les journalistes reçoivent un feedback presque instantané sur les réseaux sociaux. Ils sont aujourd’hui nombreux à s’y exposer et à vouloir satisfaire les attentes de leurs followers. Anette Andresen, membre du Groupe d’Experts de la FEJ sur les Freelance (FREG), souligne: "Aujourd’hui, les journalistes publient leur reportage sur les réseaux sociaux et sont tenus de suivre les commentaires et les débats soulevés par leurs posts. C’est ce que leurs employeurs attendent d’eux. Ils doivent utiliser leurs comptes privés et prendre du temps après les heures de bureau pour engager le débat et répondre aux questions des internautes."

La directrice du service dédié aux journalistes indépendants du syndicat norvégien des journalistes (NJ) dresse un constat accablant des conséquences de cette évolution: "Ces activités supplémentaires les amènent à être constamment en ligne. Elles brouillent les frontières entre les heures de travail et le temps libre, entre vie professionnelle et vie privée. Le suivi sur les réseaux sociaux et la veille de l’information sont réalisés en dehors des heures de temps de travail, les journalistes ne sont donc pas rémunérés pour ces tâches supplémentaires. Cela crée un sentiment de stress: vous disposez d’un temps libre limité et votre travail n’est jamais terminé."

Cette nouvelle temporalité a aussi engendré une diminution de la vigilance des journalistes à l’égard des règles de déontologie professionnelle. Dans un milieu médiatique concurrentiel, il s’agit d’être capable de publier les informations en ligne rapidement. Et parfois coûte que coûte : puisqu’une correction peut être apportée en quelques secondes.

Un exemple parmi tant d’autres des dérives de cette course à l’information. En 2014, dans le cadre de son mémoire de fin d’études, une étudiante de l’Université de Liège (Belgique) observe que, lors d’un événement très médiatisé, une fusillade dans le centre-ville de Liège, l’ensemble des médias belges francophones ont relayé de fausses rumeurs sur leurs plateformes "live". Les journalistes s’étaient, en effet, cités les uns et les autres et avaient annoncé la présence de plusieurs tueurs en fuite (or, il n’y avait qu’un seul tireur qui avait directement été abattu par les forces de l’ordre).

Celle-ci note : "Par l’intermédiaire des nouvelles technologies, les médias sont en mesure à l’heure actuelle de s’observer entre eux et de prendre connaissance instantanément de ce qu’annonce le concurrent. Une situation qui a tendance à plutôt encourager l’imitation." Cette auto-référentialité pose des problèmes en termes d’exactitude et de recoupement des sources mais aussi en termes d’homogénéisation de l’information. L’étudiante rappelle, en outre, que les revenus publicitaires des plateformes numériques des médias sont liés au nombre de visiteurs et de clics escomptés. Les journalistes utilisent, d’ailleurs, des outils de mesure d’audience, tels que Google Analytics, qui ont modifié la façon dont ils titrent, écrivent et illustrent leurs articles.

S’il y a manifestement des manquements aux règles de déontologie professionnelle, plusieurs études ont montré que les journalistes sont pourtant très désireux de faire leur travail correctement. En 2014, une étudiante de master en journalisme a analysé les facteurs qui motivent les journalistes francophones à quitter le secteur médiatique. L’impossibilité de faire un travail de qualité (liée à un manque de temps et d’influence sur les choix éditoriaux) figurait parmi leurs principales motivations. "Les journalistes sont confrontés à un écart voire à une opposition entre leurs aspirations, la représentation idéalisée du métier et leurs propres pratiques professionnelles." Mécontents de la qualité de leurs articles, certains journalistes de la presse écrite avaient déclaré mettre en place des stratégies pour se déresponsabiliser du contenu : taire leur identité, signer par leurs initiales.

Vers une déprofessionnalisation du métier

Dans un projet intitulé Journalism: A profession under pressure ?, des chercheurs de l’université de Londres et de l’université de Södertörn (Suède) expliquent que disposant de moins de temps pour la créativité, assumant des tâches de plus en plus techniques, recoupant moins les sources, vérifiant moins les données, le journalisme est un métier en proie à une déprofessionnalisation. La division du travail (journalistes, imprimeurs, monteurs, cadreurs, cameraman), qui a joué un rôle important dans l’organisation des journaux, se serait amoindrie.

Qui plus est, les chercheurs notent que les journalistes ont perdu leur position de "piliers de l’information" qui sélectionnent et transmettent les faits de manière verticale. Aujourd’hui, tout un chacun peut publier et diffuser des contenus à grande échelle. Les citoyens construisent leurs propres canaux sur le net et participent aussi à la production de l’information car ces contenus peuvent être repris dans les médias traditionnels. Sur ce dernier point, le Syndicat national des journalistes au Royaume-Uni et en Irlande (NUJ) estime que l’une des raisons principales de la réduction du montant des piges payées aux journalistes indépendants est l’existence d’un grand nombre d’informateurs amateurs qui ne connaissent pas le marché et demandent des tarifs inacceptables ou offrent simplement leur contenu pour le prestige d’être cité par un média. Dans ce contexte, de nombreux professionnels se mettent à douter du rôle et du sens de leur métier.

Face à la polyvalence, à l’information en continu et à l’hyperconnexion, des initiatives prônent aujourd’hui un retour à la lenteur. En 2010, un manifeste publié en allemand (puis traduit en anglais et en français) a défini les 14 règles fondamentales du "slow media" parmi lesquelles: se ranger du côté de la rigueur et du respect des consommateurs, promouvoir la spécialisation des travailleurs (et non pas la polyvalence). De nouveaux médias, à l’image du magazine XXI en France ou de Jot Down en Espagne, répondent à ces critères et se tournent vers une information long format et sans publicité ou avec une publicité soigneusement sélectionnée pour garantir l’indépendance du journal.

Du côté des législateurs, il semble également qu’une prise de conscience soit en train de s’opérer. En France, une nouvelle disposition de la loi Travail consacre désormais un droit à la déconnexion des travailleurs. Depuis le 1er janvier, les entreprises françaises comptant plus de cinquante salariés doivent limiter l’intrusion des technologies, notamment des emails, dans le temps de repos de leurs employés. Ce droit vise à assurer un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Il s’agit sans doute d’une première mondiale qui concerne l’ensemble des travailleurs, y compris ceux dont la vie est fortement affectée par l’intrusion technologique intempestive... les journalistes•.

* Dossier spécial - Journaliste, un métier en voie de précarisation

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