Depuis plus de dix ans, la Fédération des travailleurs de la métallurgie de la confédération syndicale belge FGTB soutient les familles de quatre travailleurs victimes de cancers du système sanguin. Malgré des preuves d’une exposition dans l’entreprise au benzène, un solvant cancérogène, l’organisme public en charge de l’indemnisation des maladies professionnelles conteste le lien avec le travail.

Dix ans après, l’évocation du rendez-vous médical au service d’oncologie de l’hôpital André Renard à Herstal (est de la Belgique) reste une épreuve pour toute la famille. Surtout pour la jeune Nydia. "Au moment du diagnostic, c’était la période des examens. Mon père a voulu à tout prix la protéger. Il a cherché à dédramatiser", se souvient son frère aîné Francisco.

Depuis 2006, la famille Franco Gomez mène un épuisant combat afin de faire recon- naître l’origine professionnelle de la maladie qui a emporté leur père le 30 mai 2011, quelques jours après son 59e anniversaire. Francisco Franco Molina a lutté pendant cinq ans contre un myélome multiple, un cancer de la moelle osseuse.

"Lors de la première entrevue que j’ai eue avec le médecin, on m’a dit de but en blanc : Madame, vous savez, nous avons un excellent service de soins palliatifs dans cet hôpital", se souvient Maria-Dolores Gomez, la veuve de M. Franco Molina. Finalement il aura tenu cinq ans. Cinq années rythmées par les séjours répétés à l’hôpital, parfois en chambre stérile, par les chimiothérapies, les séances de radiothérapie et une très lourde opération chirurgicale. Fidèle à ses engagements politiques et syndicaux, M. Franco Molina sera resté un "dur à cuire" jusqu’au bout.

Du trichlo pour se laver les mains

Il n’a que quatre ans quand sa famille quitte l’Andalousie, fuyant la misère. Nous sommes en 1956, les charbonnages belges sont confrontés à une pénurie de main-d’œuvre. La "filière" italienne se tarit après la catastrophe du Bois du Cazier à Marcinelle (Charleroi) qui fait 262 morts, dont la moitié d’Italiens. La Belgique va chercher ailleurs la main-d’œuvre nécessaire à son industrie, alors florissante.

La famille Franco Molina s’installe à Herstal, dans la banlieue industrielle de Liège. Le père est recruté par un des nombreux charbonnages de la région. A dix-huit ans, Francisco entre chez Métal Profil, une entreprise de fabrication de rayonnages pour magasins et entrepôts. Après une première restructuration en 1979, l’entreprise est rebaptisée Polypal. Par rapport à la mine et aux hauts fourneaux, cette entreprise offre aux jeunes travailleurs un environnement de travail bien moins rebutant que ce qu’avait connu la première génération. Et pourtant, les produits dangereux y sont bien présents. Les travailleurs les utilisent sans être conscients de leur toxicité.

"A leur arrivée dans l’usine, les bobines d’acier étaient recouvertes d’huiles minérales pour qu’elles puissent passer facilement dans les profileuses. Après, nous devions dégraisser les molettes des profileuses avec du pétrole ou un produit à base de benzène", se souvient Pierre Soares, un ex-collègue de Francisco Franco Molina.

"Nous utilisions également du trichloréthylène. Pour nous, il s’agissait d’un pro- duit comme un autre. A l’époque, personne n’imaginait qu’il pouvait provoquer le cancer. Pour dégraisser nos mains avant notre pause de midi, nous nous les lavions au trichlo", se souvient l’ouvrier. Il se rappelle aussi qu’il n’y avait pas de cloisons dans l’entreprise, tout le personnel était exposé aux particules des moteurs diesel des chariots élévateurs, aux fumées de soudage et aux vapeurs des peintures à base de plomb, etc.

Un pronostic de survie de 15 jours

Quelques semaines après le diagnostic du myélome multiple de Francisco Franco Molina, Pierre Soares apprend qu’il souffre à son tour d’un cancer. "Quand le médecin m’a annoncé qu’il s’agissait d’un lymphome non hodgkinien, je n’ai pas réagi. Je n’avais jamais entendu parler de cette maladie. Le jeune médecin m’a alors dit : Avez-vous réalisé qu’il s’agit d’un cancer ? Je lui ai alors demandé : Combien de temps me reste-t-il à vivre ? Sans hésiter, il m’a répondu de 15 jours à trois semaines."

Pierre Soares refuse au départ de se soumettre à des traitements, qu’il imagine lourds et inutiles. Il se laisse finalement convaincre par une doctoresse de suivre un protocole expérimental. Durant cinq mois, il subit une chimiothérapie particulièrement pénible. "Pendant mes séances, ma femme me touchait pour vérifier si mon corps était toujours chaud", se souvient-il.

En rémission complète depuis 2011, M. Soares peut être considéré comme un rescapé, avec tout ce que cela implique également en termes de séquelles physiques et psychologiques. "J’ai des douleurs en permanence dans toute la partie gauche. Je dois prendre des antiinflammatoires et également des benzodiazépines pour supporter la douleur. J’ai dû renoncer à mon potager", témoigne-t-il. "Et mes enfants ont dû être suivis par un psychologue", ajoute-t-il.

L’épreuve du diagnostic et des premiers traitements est d’autant plus pénible qu’elle coïncide avec l’annonce au cours de l’été 2006 par le groupe Whittan, l’actionnaire britannique de Polypal, de la délocalisation de ses activités au Pays basque espagnol.

Avec l’aide d’une association de médecins sensibilisés aux maladies liées au travail, le syndicat des métallurgistes de la FGTB élabore un dossier et l’introduit auprès du Fonds des maladies professionnelles (FMP), l’institution publique chargée de l’indemnisation des travailleurs souffrant d’une maladie due à leur travail.

Le benzène figure sur la liste des maladies professionnelles provoquées par des agents chimiques. Une enquête d’exposition confirme l’exposition des travailleurs au ben- zène. Et cependant, les demandes de reconnaissance en maladie professionnelle des cancers de Mrs Franco Molina et Soares sont rejetées, de même que celles introduites par la famille d’une ancienne ouvrière décédée d’un myélome multiple et d’un ouvrier en ré- mission d’un lymphome non hodgkinien.

Les familles contestent cette décision devant le tribunal du travail qui désigne de nouveaux experts. Ceux-ci suivent l’avis du FMP, estimant qu’il n’existe pas de preuve d’une relation certaine entre les deux types de cancer et l’exposition au benzène. Le FMP et les pétroliers

Nouveau rebondissement en 2009. Le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) met à jour sa monographie sur le benzène, en tenant compte de l’évolution des connaissances scientifiques. L’organisme de référence en matière de cancer, qui est relié à l’OMS, reconnaît depuis déjà longtemps le benzène comme un cancérogène avéré pour l’homme, mais essentiellement dans les cas de leucémie. Le CIRC établit pour la première fois une "association positive" entre exposition au benzène et myélome multiple et lymphome non hodgkinien.

Sur base de ces nouveaux éléments, les familles et leur syndicat obtiennent la désignation d’une nouvelle mission d’expertise qui débouchera sur un nouveau jugement du tribunal du travail. Celui-ci reconnaît enfin le lien avec le travail pour les quatre dossiers, et enjoint le FMP à indemniser les victimes ou leur famille. Malgré cette décision de justice, le FMP ne désarme pas et fait appel du jugement.

L’Agence publique ne conteste pas le fait que les quatre ex-travailleurs de Polypal ont bien été exposés au benzène sur leur lieu de travail, mais elle estime que cette exposition n’est pas la cause prépondérante de leur pathologie.

"Pour pouvoir parler d’une maladie professionnelle, il faut au moins que dans des groupes de personnes exposées à une influence nocive déterminée, la maladie soit plus fréquente que dans la population générale. Le caractère professionnel de la maladie s’établit au niveau du groupe, non au niveau de l’individu", argumente le FMP.

L’organisme public, qui n’a pas l’habitude de voir ses décisions contestées en justice par des travailleurs, mandate un professeur d’université pour mener de nouvelles recherches dans la littérature. "Le FMP n’hésite pas à s’appuyer sur des études financées par l’industrie pétrolière", dénonce le docteur Jilali Laaouej, qui apporte un soutien scientifique aux victimes dans leur bras de fer avec le FMP.

Pour Esmeralda Cué, ancienne ouvrière chez Polypal, qui officie désormais chez les "métallos FGTB" de Liège, le FMP cherche à gagner du temps et à décourager les rares victimes qui osent contester ses décisions.

Un arrêt encourageant

Le 7 février dernier, la cour du travail de Liège s’est à nouveau prononcée sur l’affaire. Si le nouvel arrêt prolonge encore l’attente des plaignants, il ouvre toutefois certaines perspectives favorables aux familles des victimes et peut-être aussi à bien d’autres victimes du travail. La justice belge donne en effet une définition du lien de causalité entre exposition professionnelle et maladie totalement à l’opposé de celle sur laquelle s’appuie depuis toujours le FMP.

"Dans la pratique, le FMP a pour habitude de ne reconnaître en maladie professionnelle que les cas où il est statistiquement établi qu’on trouve le double de malades parmi un groupe de travailleur par rapport à la population non exposée", explique Jilali Laaouej.

Le médecin, qui représente la FGTB au sein d’un comité scientifique du FMP, estime que cette approche a été "balayée" par l’arrêt du tribunal du travail. L’arrêt du 7 février stipule qu’"une simple corrélation positive entre l’exposition au risque et (un) nombre de cas plus élevé au sein (de) la population exposée qu’au sein de la population générale, à condition qu’elle soit suffisamment importante et plausible, suffirait à convaincre la Cour que l’exposition constitue la cause prépondérante de la maladie".

Dans des termes moins juridiques, cela signifie que la cour reconnaît qu’un risque supérieur de maladie par rapport à la population générale peut suffire à établir le lien entre la maladie professionnelle et l’exposition au travail.

Selon le médecin, si cette interprétation devait faire jurisprudence, elle pourrait chambouler le système de reconnaissance des maladies professionnelles en Belgique.

"Il est scandaleux qu’en Belgique des victimes du travail soient obligées de passer par la voie juridique pour faire reconnaître les dommages subis. Nous espérons que l’issue de cette affaire permettra d’améliorer la reconnaissance des maladies causées par le travail, non seulement des cancers mais aussi les nombreuses atteintes à la santé mentale liées à la dégradation des conditions de travail", espère le docteur Laaouej.

Pour déterminer s’il existe bien une prévalence plus élevée de lymphomes non hodgkinien et de myélomes multiples parmi les anciens salariés de Polypal par rapport à la population générale, le tribunal a désigné un nouvel expert, hématologue et professeur émérite des universités de Namur et de Louvain.

Avec la désignation d’un nouvel expert, qui doit encore découvrir le dossier, la famille Franco-Gomez a l’impression de repartir de zéro. "On ne voit pas la fin de la procédure. Six ans après la mort de notre père, on ne parvient toujours pas à faire notre deuil. Mais quoi qu’il en soit, nous continuerons le combat jusqu’au bout", a réagi Franco Francisco Gomez•.

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