Jeune diplômé en journalisme, il a cherché à vivre de sa passion dans son pays d’origine, avant de rapidement déchanter. Sans pour autant renoncer. Installé à Bruxelles depuis dix ans, il grappille des piges çà et là. Reporter multiplateforme, il jongle avec les langues comme avec la plume, le micro et la caméra. Et pourtant, il peine toujours à payer son loyer. Témoignage anonyme d’un journaliste de la “génération précaire”.
Le départ
J’avais 25 ans quand je suis parti à Bruxelles, sans rien, pour chercher fortune. Je rêvais de devenir un grand journaliste. J’ai pensé: "C’est à Bruxelles que l’on trouve les informations, autant être sur place et jouer le tout pour le tout." Dans ma ville d’origine, j’ai collaboré pendant trois ans avec le plus grand quotidien local. Trois années passées sur les routes, à chercher des informations, payées 20 euros brut la pièce. "Tu es brillant, mais le chemin est long, il faut malheureusement attendre une dizaine d’années avant d’être engagé", m’a dit un jour le rédacteur en chef. Dix ans, c’est trop, je ne veux pas me retrouver dans une rédaction à plus de quarante ans, épuisé. Chez moi, je n’ai pas de protecteur, je ne suis le fils de personne, je n’ai pas fréquenté une école dont le nom ouvre les bonnes portes, je ne pouvais pas me le permettre. Alors, autant partir.
À Bruxelles, j’écris gratuitement
Je suis arrivé à Bruxelles au plus fort de la crise de l’euro. La presse écrite et l’opinion publique découvrent subitement à quel point l’Europe est importante. Mieux vaut tard que jamais. Venir ici était une bonne décision. Je me mets au travail sans attendre: j’étudie le fonctionnement des rouages de l’UE, le droit communautaire et les langues, car je dois rapidement apprendre l’anglais et le français. La seule voie possible pour acquérir une expérience européenne consiste à trouver quelques euros et à faire des stages. Mais mon rêve demeure inchangé, je veux toujours faire du journalisme. Ce rêve, je l’entretiens dès que je peux, après les 8 heures de stage quotidiennes, l’étude du fonctionnement de l’UE et des langues.
J’écris mes premiers articles pour les pages étrangères du quotidien local de ma ville d’origine. Une trentaine d’euros par article, ce n’est pas énorme, mais c’est un premier pas avant de publier à Bruxelles. Il n’y a guère de place pour moi dans ces pages, la rédaction préfère copier et coller les communiqués des agences. J’ai pris mon courage à deux mains pour envoyer un premier mail proposant mes services à des rédactions et sites Internet. Évidemment, sans parler d’argent, cela ne se fait pas, c’est mal vu. Même si je prends une grosse voix, certains comprennent que je suis jeune et en profitent : "Nous ne sommes pas en mesure de vous payer les prix unitaires pratiqués à Bruxelles, mais si les articles sont bons, nous les publierons. En exclusivité évidemment." Je me permets de refuser, si j’écrivais gratuitement, je braderais le professionnalisme que je tente de construire par mon travail acharné. En revanche, j’accepte d’écrire à bas prix, 15-20 euros brut l’article, c’est mieux que rien et au moins je sauve la face.
Communication et arnaque
Pendant ce temps, les mois passent, je parle couramment anglais et français et je navigue aisément dans la sphère européenne, je développe petit à petit des contacts intéressants et je trouve des informations pertinentes. Reste à me faire payer. Grâce à ma connaissance des langues, de l’Europe et à ma bonne volonté, je trouve quelques petits travaux dans la communication : coupures de presse, newsletters, communiqués de presse, posts pour les médias sociaux et discours écrits pour quelques personnes publiques.
Pour ce qui est du journalisme par contre, cela semble toujours insuffisant. J’écris une vingtaine d’articles par mois, qui me rapportent environ 400 euros brut. C’est insuffisant pour vivre, voire pour survivre, et les arnaques sont légion. Un nouveau site Internet me contacte. Il me fait miroiter des montants ronflants et un avenir prometteur. Au départ, je ne suis pas payé en euros mais en actions qui devaient se transformer en monnaie sonnante et trébuchante après six mois. J’accepte. Je rédige chaque semaine deux articles de fond sur la politique européenne, la crise de l’euro, le sauvetage de la Grèce et bien d’autres encore. Après six mois, les promesses chiffrées sont réduites de moitié. Six mois plus tard, il n’est plus question que de rembourser mes dépenses. En deux années, je n’ai pas reçu le moindre euro. À la fin, je n’obtiens plus de réponse à mes mails et je me fais même insulter sur Twitter. Quelques mois après avoir mis fin à ma collaboration avec ce site, je constate qu’il cherche un nouveau collaborateur à Bruxelles, auquel ils font les mêmes promesses. J’espère qu’il aura eu plus de chance que moi. Mais les choses ne se sont pas arrêtées là.
Un hebdomadaire "de gauche" pour lequel j’écris de temps à autres fait faillite et met la clé sous la porte pour refaire surface sous une autre forme de société, sans me payer ce qui m’est dû, c’est-à-dire plusieurs centaines d’euros. Heureusement qu’il s’agit d’un hebdomadaire qui se situe "du côté des travailleurs", sans quoi, je n’ose imaginer ce qu’il se serait produit.
Une chance en or
La chance semble pourtant tourner. Après deux années, une belle opportunité s’offre à moi: une collaboration avec la nouvelle rédaction web d’un quotidien national. Les articles sont payés 30 euros pièce, ce n’est pas énorme, mais c’est une rédaction nationale. Je me jette corps et âme dans l’aventure, tout en poursuivant mes autres tâches, sans quoi il me sera impossible de payer mon loyer. J’écris tous les jours pour ce site, des articles complexes, je fais des recherches, je téléphone, je me déplace, toujours à mes frais. Alors que je suis sur le point d’abandonner mon travail dans la communication pour me consacrer à 100% au journalisme, lorsque je demande un contrat minimum – un nombre défini d’articles pour un montant mensuel fixe – je m’entends dire que je dois encore faire mes preuves. Pas de chance.
Vidéos low cost
Après quatre années passées à Bruxelles, je n’ai pas fini de me former. Le monde de l’information évolue, les vidéos prennent le pas sur la parole écrite, sur le net plus que partout ailleurs. Je me rends compte que si je ne me forme pas à ce nouveau langage, il est préférable que je change de métier. Au final, pendant le peu de temps qu’il me reste, je me forme, en autodidacte, aux techniques d’enregistrement vidéo et à un programme de montage. Mes premières vidéos sont un flop mais une fois de plus, à force de ténacité et de sacrifices, je parviens à maîtriser la technique. Un an plus tard, je suis capable d’utiliser une caméra de télévision professionnelle, un micro et un logiciel d’édition. J’achète le matériel à mes frais, soit un total de près de 5000 euros, je préfère ne pas trop y penser. Sur le web, les vidéos passent, mais ma rémunération ne varie pas : de 50 à 70 euros pour une vidéo montée de 2-3 minutes. Certains me demandent purement et simplement d’envoyer préalablement un script du contenu avant de l’accepter, autrement dit, il m’arrive de me déplacer, de filmer et d’écrire pour rien. Patience. Somme toute, par rapport aux articles écrits, je gagne un petit peu plus.
TV on the road
Je ne l’ai pas encore dit, mais j’ai tant progressé dans la réalisation de vidéos qu’après quelques années, j’ai commencé à travailler pour la télévision. J’ai débuté une collaboration avec un réseau de diffusion national. C’est mieux payé, mais ce service est complexe et je dois tout faire seul: filmer, apporter le contenu journalistique, monter, doubler, ajouter la musique et le voice-over. Aucun frais n’est remboursé, pas même les frais de transport et de logement. J’ai donc commencé à couvrir les principaux événements européens, parfois loin de Bruxelles. Je voyage avec blablacar, je dors sur le divan de mes amis ou je parcours des trajets de plusieurs heures pour ne pas payer de frais de logement. J’effectue le montage chez moi, la nuit. Un jour, alors que je faisais un reportage sur la Jungle de Calais, j’ai fait du stop pour me rendre du camp de migrants jusqu’à l’Eurotunnel. Sans la caméra de télévision en main, je serais moi aussi passé pour l’un de ces miséreux. Pour compliquer encore les choses, les rédactions centrales sont désorganisées, elles ignorent les mails, commandent des services à la dernière minute et elles ont des prétentions absurdes. Mais comment refuser une prestation quand on est payé à la tâche?
La santé avant tout
Grâce à la réalisation de vidéos, je parviens à vivre uniquement du journalisme, en laissant tomber la communication, mais ce n’est pas facile. Avant tout, il faut éviter d’être malade. Un jour perdu à cause de la grippe me prive de revenus, ce que je ne peux me permettre, je ne m’en sortirais pas. Jusqu’à présent, j’ai eu de la chance, je n’ai jamais eu de problème de santé. J’ai consulté un physiothérapeute pour soigner une douleur au genou gauche. "Quand vous êtes-vous fait mal?", me demande-t-il.
"Je ne me suis pas encore fait mal, mais je préfère prévenir que guérir une blessure éventuelle, je ne peux me permettre de marcher pendant deux semaines avec des béquilles."
Vive la qualité
Le problème du travail à la pièce – et de son coût – c’est qu’il faut les multiplier à l’excès. Certains jours, j’écris des articles sur l’économie, la politique, l’agriculture et dans le même temps, je travaille sur une ou plusieurs vidéos. J’envie les correspondants qui rédigent un, tout au plus deux articles par jour, qui ont le temps de lire, de s’informer, d’assister à des briefings et de boire un café avec leurs sources, pendant que je suis contraint de travailler sans arrêt. J’aime à penser que je suis infaillible, même si j’ai souvent l’impression de ne pas traiter les informations comme je le devrais, je n’en ai malheureusement pas le temps.
Attentats de Bruxelles
Le 22 mars 2016, deux attentats frappent Bruxelles. Après l’armée, arrivent à Bruxelles des bataillons de "journalistes VIP", les envoyés spéciaux, les grands noms. Ils logent dans des hôtels à 200 euros la nuit, mangent au restaurant midi et soir, se déplacent en taxi, sont accompagnés par leurs cameraman, ingénieur du son et chauffeur. Ils ont pourtant besoin de nous, les freelances, pour se déplacer à Bruxelles, car ils ne connaissent pas la ville, n’ont aucun contact sur place et ne parlent pas les langues d’ici. En résumé, ils n’ont que de l’argent, c’est le moins que l’on puisse dire. Ces journalistes VIP paient alors des freelances comme moi pour leur servir de sherpa dans une ville dont ils ignorent tout, mais dont ils souhaitent parler. Ils m’ont contacté, mais j’ai refusé. Je préfère raconter moi-même les événements que de leur servir de sbire. Il paraît que CNN a envoyé près de cent journalistes à Bruxelles pendant les journées des attentats. Pour ma part, j’ai travaillé seul 18 heures par jour, pour trois médias nationaux. J’ai fait de mon mieux.
Fils de personne
Les journalistes à Bruxelles peuvent être classés en deux catégories : ceux qui ont tout et ceux qui n’ont rien. Il y a les freelances comme moi, qui doivent passer par des milliers de collaborations et de travaux divers pour boucler leurs fins de mois, et il y a les correspondants, les journalistes qui gagnent des salaires pouvant aller jusqu’à 3000 euros, la maison, la voiture et l’école des enfants payées. Cette catégorie compte des enfants d’hommes et de femmes politiques, de journalistes, d’ambassadeurs. Certains sont brillants, d’autres beaucoup moins. "Pourquoi n’as-tu pas embrassé une carrière politique papa ? Aujourd’hui je serais peut-être un journaliste de premier plan...".
À la vérité, après neuf années passées à Bruxelles, j’ai renoncé à chercher un contrat à durée indéterminée. C’est la stricte vérité. Il est particulièrement difficile pour un freelance de se faire embaucher. Ce n’est pas impossible, mais c’est extrêmement difficile. Le freelance est le "bouche-trou" idéal pour les rédactions qui ne souhaitent pas engager un correspondant. Un collaborateur auquel elles peuvent tout demander, un fantassin que l’on peut envoyer à la bataille, de la "chair à canon" de l’information. Si en plus d’être freelance, vous avez la malchance d’être "jeune", c’est encore pire: bon nombre de rédactions se frottent les mains et vous proposent les offres les plus indécentes. Les freelances n’ont qu’une règle : ne pas penser au lendemain, mais rester ancré bec et ongle dans le quotidien, car au fond demain est un autre jour•.