Imaginez que chaque jour un avion s’écrase sur la piste d’un aéroport européen. Au bout de quelques semaines, la situation deviendrait intenable sur le plan politique. Avec 300 morts par jour, plus de 100 000 morts par an, cela deviendrait une priorité incontournable.

J’entends déjà l’objection: cette hypothèse est fantaisiste. Bien sûr. Sa seule fonction est de mieux comprendre ce qui se passe aujourd’hui en Europe en matière de cancers professionnels. Le rapprochement entre la fiction et la réalité est inévitable: plus de 100 000 décès par an. Pour les cancers, ces morts n’ont rien d’hypothétique. On peut résumer en quatre mots ce qui explique pourquoi les 100 000 morts par cancer lié au travail ne constituent pas une priorité politique : inégalité, visibilité, pouvoir et liberté.

Inégalité : les classes privilégiées utilisent beaucoup plus l’avion que le reste de la population. S’il y avait 100 000 morts par an à la suite de catastrophes aériennes, on y trouverait une proportion élevée d’actionnaires, de cadres supérieurs, de responsables politiques, etc. Pour les 100 000 morts de cancers professionnels, c’est l’inverse. Cancers du sein pour les coiffeuses exposées à des concentrations massives de substances cosmétiques dangereuses. Cancers du poumon pour les ouvriers du bâtiment exposés à la silice cristalline et à l’amiante. On pourrait prolonger cette liste sur plusieurs pages. Les professions ouvrières sont 10 fois plus exposées au risque que les cadres.

Visibilité: une catastrophe aérienne fait la Une des journaux. Les morts par cancers professionnels restent invisibles. Rares sont les médecins qui interrogent leurs patients sur les dangers auxquels ils ont été exposés tout au long de leur vie professionnelle. Dans la plupart des cas, ils se contentent de trois questions. Est-ce que vous fumez ? Est-ce que vous buvez de l’alcool? Est-ce que d’autres membres de votre famille ont ce cancer? Se limiter à ces questions véhicule des superstitions millénaires qui attribuent le cancer au péché (comportements individuels) ou à la fatalité (la malchance d’avoir de mauvais gènes). Les déterminants sociaux disparaissent. Paradoxalement, c’est sur ces déterminants collectifs que la prévention est la plus efficace.

Pouvoir : lutter contre les cancers professionnels implique des mesures qui se heurtent au profit des industriels. On laisse parfois entendre que la guerre contre le cancer pourrait être gagnée grâce à la découverte de nouvelles thérapies ou en perfectionnant des moyens de détection précoce. Cette vision naïve et technocratique occulte le conflit qui porte sur un contrôle public et social des choix de production.

Liberté : vous êtes libre de décider avec quelle compagnie vous allez voler. Dans l’hypothèse de catastrophes aériennes à répétition, les compagnies aériennes concernées ne tarderaient pas à perdre leur clientèle. Elles devraient choisir entre la faillite et une sécurité efficace. Au contraire, l’organisation du travail, le choix des procédés et des substances sont imposés aux travailleurs par la direction de l’entreprise.

Les raisons de s’indigner ne manquent pas. Si l’on veut les transformer en actions, des objectifs doivent être définis.

Une législation forte : les cancers ne coûtent pratiquement rien aux entreprises qui les causent. Les coûts reposent sur les victimes, la sécurité sociale et les systèmes de santé publique. Sans règles contraignantes, aucune prévention ne pourra s’étendre à l’ensemble des lieux de travail. La législation européenne actuelle concernant la prévention des cancers sur les lieux de travail doit être révisée en profondeur. Elle a un champ d’application trop restreint. Le nombre de substances pour lesquelles des valeurs limites d’exposition ont été définies couvre moins de 20% des situations réelles d’exposition. Elle ne prévoit pas de surveillance de la santé prolongée après la fin de la période d’exposition. Il faut également des règles réduisant la quantité de substances cancérogènes produites pour le marché. Cela implique un meilleur fonctionnement du règlement européen sur les produits chimiques REACH, notamment en imposant la procédure d’autorisation pour toutes les substances cancérogènes. Les législations spécifiques relatives aux pesticides et aux cosmétiques doivent être revues parce qu’elles ont été élaborées sous la pression des lobbies industriels.

Une inspection forte : partout en Europe, les systèmes d’inspection du travail ont été affaiblis. Un patron qui expose son personnel au risque de cancer sait qu’il est peu probable qu’il soit contrôlé ou sanctionné.

Une action syndicale forte : dans les entreprises, cest la mobilisation des travailleurs concernés qui fait la différence entre un simulacre formel de prévention et une préventioelle. Elle crée un rapport de force. Il faut accélérer la substitution des substances et des procédés qui causent des cancers. Il faut sassurerque toutes les expositions dangereuses soient évitées ou duites au niveau le plus bas possible. Il faut intervenir dans la daction du document dévaluation des risques et vérifier que des actions préventives efficaces sont planifiées et contrôlées.

Au cours des prochains mois, la Commission euroenne définira un plan daction concernant les cancers professionnels. Se contentera-t-elle dun ravalement de façade ou mettra-t-elle en œuvre des réformes législatives plus ambitieuses ? La vigilance simpose : depuis 2004, cest laCommission qui a délibérément entravé toute amélioration de la législation concernant la protection des travailleurs contre les cancers professionnels. La réponse dépendra de notre capacité à transformer les cancers en une priorité politique. Plus de 100 000 morts par an, il y a urgence à mobiliser•.

Editorial

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