Chaque jour, nous passons à proximité d’un chantier. Les activités qui s’y déroulent peuvent apparaître comme quelque chose de banal : qui n’a pas un peu peint, plafonné ou fait de menus travaux comme une activité de bricolage ? Et pourtant le travail dans le bâtiment est entouré d’une sorte de mystère. La coordination de multiples activités humaines donne naissance à des ouvrages impressionnants. Dans quelles conditions ?
Le travail dans la construction est frappé par une invisibilité paradoxale. À la fois familier par sa proximité immédiate et empreint de mystère pour tous ceux qui n’ont jamais vécu la vie d’un chantier, il mêle des gestes et des savoir-faire millénaires à des dispositifs techniques ultra-modernes. Il s’exprime dans un langage d’une richesse inouïe qui traduit les émotions du corps, apprivoise les dangers, domine la technique par des métaphores tirées de la vie quotidienne. Il reste cependant un travail occulté aux regards. Bien que de nombreux chantiers se déroulent dans l’espace public, ils se dérobent à la vue et aux contrôles. Le patronat de la construction tient par-dessus tout à maintenir une discrétion totale sur les conditions de travail et d’emploi qui lui permettent de réaliser des profits. La police détourne habituellement le regard lorsque, sur un chantier de construction, des travailleurs sont exposés à des risques mortels parce qu’on a lésiné sur les mesures de prévention.
Dans l’Union européenne, plus de 14 millions de travailleurs sont actifs dans la construction. Les entreprises concernées dépassent le nombre de 3 millions qu’on divise traditionnellement entre trois groupes d’activités : construction de bâtiments, travaux publics et activités de construction spécialisées. Les grandes entreprises dominent le secteur des travaux publics : elles y emploient 40 % des travailleurs, contre 7% pour les activités spécialisées.
Plus de 90% des travailleurs de la construction sont des hommes. À cette ségrégation de genre s’ajoute une forte division ethnique du travail. Partout en Europe, le pourcentage de travailleurs immigrés est plus élevé dans la construction que dans l’ensemble de la force de travail. Mais il ne s’agit pas uniquement de travailleurs immigrés. Les clivages ethniques ne s’arrêtent pas à la nationalité ou aux pays de naissance des travailleurs. Ils concernent tout autant les générations issues d’immigrations précédentes, voire des minorités ou des groupes ethniques des différents pays d’Europe. Ainsi, "être Malien" sur un chantier de construction en France ne signifie pas forcément qu’on soit né au Mali, ni même qu’on soit le fils d’un Malien. Il y a une "racialisation" de la division du travail qui débouche sur une distribution des activités entre des groupes supposés mieux convenir à telle ou telle spécialisation. D’un pays à l’autre, les stéréotypes peuvent varier énormément: les "Maliens" d’un chantier français peuvent être des "Pendjabis" sur un chantier anglais, des "Équatoriens" à Madrid ou des "Polonais" à Berlin.
Organisation du travail
L’organisation du travail dans la construction diffère énormément des activités industrielles. L’extrême variabilité des tâches a rendu impossible une parcellisation poussée des activités. Les tentatives de taylorisation de la construction ont été généralement tardives et limitées à des segments précis comme le recours à des préfabriqués pour la construction de bâtiments publics bon marché (écoles dans les quartiers populaires, notamment) ou des logements sociaux. On constate, vers la fin des années 50 et tout au long des années 60, la même tendance qui se développe en Europe des deux côtés du rideau de fer: les cités sociales de l’Ouest sont construites suivant des modalités très proches des logements populaires de l’ère Khrouchtchev à l’Est.
L’intensification du travail n’a pas pu être organisée à travers le processus de production par le travail à la chaîne ou des rythmes déterminés par les machines. C’est du reste un des attraits des métiers de la construction : il y a une réelle autonomie dans le travail et le contrôle de la productivité individuelle reste approximatif.
L’exploitation des travailleurs repose autant sur la structure de l’emploi que sur un contrôle patronal de l’organisation du travail. C’est ce qui explique deux caractéristiques majeures du secteur. La sous-traitance en cascade et le recours massif au travail intérimaire aboutissent à une précarisation extrême de l’emploi. C’est le principal levier qui est utilisé pour augmenter la productivité. Celle-ci est présentée comme une exigence commerciale pour respecter les délais fixés par les clients. La face cachée de cette mobilisation du travail se trouve dans des taux de profit importants et différenciés. En 2012, d’après les statistiques d’Eurostat, le chiffre d’affaires du secteur s’est élevé à plus de 1 500 milliards d’euros avec une valeur ajoutée correspondant à environ un tiers de cette somme. La part des salaires et autres coûts de personnel ne représentait qu’environ 330 milliards d’euros. Mais l’importante plus-value est loin d’être répartie de la même manière entre toutes les entreprises du secteur. La majorité des petites et moyennes entreprises ont des marges bénéficiaires réduites. Elles sont elles-mêmes sous la pression constante d’un marché concurrentiel qui les pousse à accepter des activités d’une rentabilité aléatoire quitte à se tourner vers de la sous-traitance en cascade et à rogner sur les dépenses de sécurité. Les profits se concentrent dans les entreprises dominantes du secteur dont les activités sont principalement orientées vers les marchés publics et les grands projets de construction.
L’autre caractéristique de l’organisation du travail est sa "racialisation". Loin d’être un phénomène folklorique ou anachronique, elle s’inscrit au cœur même des rapports entre le capital et le travail dans la construction. Nous avons tous éprouvé le vertige en contemplant les fameuses photos de Lewis Wickes Hine représentant des ouvriers suspendus sur une poutre en acier qui surplombe New York pendant la construction de l’Empire State Building en 1930. On ignore souvent que, pour la construction de nombreux gratte-ciel à New York, entre 1930 et 1970, on a recruté des Mohawks (souvent désignés en français comme les Mohicans) dans des réserves indiennes du Québec et des États-Unis. Leurs salaires étaient inférieurs à ceux des autres ouvriers. On prétendait qu’ils n’avaient pas le vertige, ce qui permettait de les faire travailler en hauteur sans mettre à leur disposition des harnais de sécurité.
La racialisation joue un double rôle. La fragmentation ethnique de la main-d’œuvre sert à combattre les formes de résistance collective. Dans ce domaine, les grands chantiers de la construction semblent tous s’inspirer du récit biblique de la Tour de Babel. Son édification aurait ouvert la porte des cieux à une humanité qui formait alors un seul peuple et parlait une seule langue. Pour contrer ce projet, l’autorité divine a décidé de "confondre leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres". Le racisme est le vecteur d’une mise sous pression permanente des collectifs de travail. Parmi les travailleurs, il sert aussi d’exutoire à de multiples tensions liées autant à la peur d’un travail dangereux qu’à l’angoisse face à l’insécurité de l’emploi. D’autre part, la division ethnique du travail justifie également les bas salaires. Des compétences professionnelles importantes sont "collées à la peau". Elles sont naturalisées comme si elles relevaient automatiquement de l’appartenance à tel ou tel groupe ethnique. La force physique, la précision des gestes, l’endurance au travail répétitif, la capacité de trouver le bon tour de main pour effectuer un travail difficile relèveraient de caractéristiques ethniques. Le paradoxe de cette naturalisation est qu’elle varie en permanence: la place des "Portugais" dans la construction en France s’est déplacée en moins d’un demi-siècle de fonctions de manœuvres vers des fonctions d’encadrement.
Insécurité de l’emploi
Le secteur de la construction est très sensible à la conjoncture économique. Tant la demande privée que les travaux publics tendent à se réduire drastiquement en période de crise. Dans certains pays d’Europe, la chute de l’emploi dans la construction a été catastrophique. Fin 2015, en Espagne, le volume de l’emploi ne représentait que 65% de ce qu’il était en 2010 sous l’effet combiné de la crise générale et de l’éclatement de la bulle immobilière. Les conséquences de la conjoncture sont aggravées par la structure de l’emploi. Recours massif au travail intérimaire, utilisation de travailleurs sans papier, de travailleurs indépendants et fragmentation de la sous-traitance à travers de très nombreuses micro-entreprises qui peuvent être rapidement fermées. Autant de facteurs qui augmentent la précarité des travailleurs de la construction.
L’insécurité de l’emploi a également des conséquences en termes d’accidents du travail. Des phases prolongées de chômage impliquent une perte de la maîtrise des conditions de travail. Elles interrompent la transmission informelle des savoirs de sécurité parmi les travailleurs, et la peur de perdre son boulot est un facteur important de prise de risques.
Accidents du travail et maladies
C’est dans la construction que le taux de fréquence des accidents mortels du travail est le plus élevé. Plus d’un accident mortel sur cinq a lieu dans la construction. Dans l’Union européenne, il y a eu en moyenne 2,44 accidents mortels pour 100 000 personnes occupées en 2012. Le risque est multiplié par dix dans le secteur de la construction qui apparaît comme le plus exposé de tous les secteurs.
Pour les accidents non mortels, le niveau de risque apparaît aussi comme élevé mais de manière moins brutale. Il est difficile d’évaluer ce qui relève de la réalité (une fréquence élevée d’accidents non mortels dans d’autres secteurs) et ce qui est lié à la sous-déclaration des accidents. Ce phénomène est diffus dans la construction en raison du recours au travail non déclaré, des pressions exercées sur les intérimaires et du pourcentage élevé de micro-entreprises. Il existe de nombreux systèmes de certification de la sécurité qui imposent de réduire la fréquence des accidents du travail pour obtenir un certificat. Avec comme effet pervers de pousser à la sous-déclaration des accidents de peur que la non-obtention du certificat de sécurité n’élimine l’entreprise des appels d’offres.
Les accidents ne constituent que la pointe de l’iceberg. Les effets à moyen et long termes sont beaucoup plus préoccupants. Ils résultent d’une combinaison d’expositions nocives: port de charges lourdes, vibrations, postures pénibles, travail debout, intempéries et risques chimiques.
Ces dernières années, l’importance des cancers causés par des expositions professionnelles dans la construction a été soulignée dans de nombreuses études. Les matériaux, substances et procédés de la construction sont choisis principalement en fonction des coûts, de la facilité dans la mise en œuvre, de demandes éventuelles des clients sans procéder à une évaluation systématique des risques. À cet égard, les leçons de l’amiante restent tragiquement d’actualité. Dans la construction, on trouve un cocktail d’expositions à des agents cancérogènes connus de longue date auxquels s’ajoutent régulièrement des produits nouveaux qu’on n’a pas évalués, notamment des nanomatériaux.
Une étude épidémiologique publiée en 2015 souligne le risque accru de cancer du poumon parmi les maçons. Ce métier expose à un cocktail d’agents cancérogènes. Un rôle important est joué par la silice cristalline qui se trouve dans le sable, l’argile, la pierre, et est dégagée en quantité importante lors de la découpe de matériaux comme la céramique. La profession de peintre a été identifiée par le Centre international de recherche sur le cancer comme présentant des risques accrus de cancers des voies respiratoires et des voies urinaires ainsi qu’un risque de leucémie pour les enfants des femmes occupées dans cette profession.
Les conditions concrètes d’utilisation contribuent à cette situation. Les chantiers ne sont pas des établissements industriels où il est possible d’organiser la production en évitant les expositions (par des systèmes de production en vase clos) ou en les réduisant à des niveaux très bas. Sur un chantier, de nombreuses activités se déroulent de manière simultanée sans être isolées physiquement les unes des autres. Fabriquer du ciment, procéder à des soudures, peindre, utiliser des panneaux d’aggloméré enduits de substances nocives, découper des matériaux qui dégagent de la silice cristalline et bien d’autres activités exposent à des risques non seulement les travailleurs directement impliqués mais aussi ceux qui se trouvent à proximité. Les millions de tonnes d’amiante utilisés en Europe tout au long du XXe siècle continuent à représenter un risque énorme dans la rénovation et la démolition (lire l’article p. 31). Le travail en plein air implique également l’exposition aux rayonnements solaires qui augmente fortement le risque des cancers de la peau.
Une prévention prescrite
La construction est considérée comme un secteur prioritaire pour les activités de prévention depuis plus d’un siècle. Et pourtant les résultats sont loin d’être au rendez-vous. Qu’il s’agisse des accidents, des cancers ou de multiples autres pathologies, la prévention officielle est souvent factice. Dans une large mesure, elle relève d’une injonction contradictoire. D’une part, les affiches, les consignes ne manquent pas pour affirmer de manière obsessive que la sécurité est la priorité des priorités. Comme l’analyse Nicolas Jounin, "les ouvriers, confrontés à l’impossibilité de respecter en même temps la cadence et la sécurité, doivent assumer clandestinement cette contradiction en négligeant l’une ou l’autre. Lorsqu’ils contestent les injonctions contradictoires qui leur sont faites, ils s’affrontent au pouvoir des directions et doivent alors tenter de surmonter la division du collectif de travail instauré par le morcellement formel des employeurs".
L’organisation du travail est rarement considérée comme une variable essentielle pour la prévention. Le choix des substances et des procédés de fabrication n’intègre qu’exceptionnellement l’évaluation des risques qui ont des conséquences différées dans le temps. Je me souviens de l’étonnement d’un groupe de travailleurs de la construction en Suisse romande quand pour prévenir le cancer, l’organisme d’assurance de leur branche leur a livré une fois par semaine des fruits frais. Ils auraient préféré une prévention collective contre les nombreux agents cancérogènes auxquels ils étaient régulièrement exposés.
Sur les grands chantiers, on voit souvent des panneaux annonçant fièrement: "Cela fait vingt-cinq jours qu’il ne s’est produit aucun accident. La sécurité est notre priorité". Le message est double. Apparemment, il ne s’agit que d’un constat rédigé à l’indicatif et au passé: autant de jours sans accident. En réalité, il s’agit aussi d’une injonction: "Prière de ne pas déclarer les accidents les moins graves". Toute une gamme de prétextes est utilisée : la virilité (des hommes ne déclarent pas des vétilles, une petite cicatrice est comme un tatouage professionnel), la concurrence (si notre entreprise déclare trop d’accidents, elle perdra l’accès à certains marchés), les coûts liés à l’augmentation des primes d’assurance (on préfère vous remettre une enveloppe de la main à la main).
L’activité officielle de prévention se constitue comme un outil de discipline. Elle repose sur l’idée que la hiérarchie connaît le travail mieux que les travailleurs et qu’elle a le droit d’imposer les règles. L’expérience des travailleurs s’inscrit en faux contre cette prétention. Le travail réel n’assure la sécurité que par un ensemble de pratiques informelles, souvent dissimulées, qui permettent aux travailleurs de reprendre la main sur leurs conditions de travail.
La conception disciplinaire de la prévention s’est exprimée avec une brutalité particulière en Grande-Bretagne. Une quarantaine d’entreprises du secteur de la construction avaient constitué un fichier secret avec le nom de plus de 3200 travailleurs qui avaient exprimé des critiques sur les questions de santé et de sécurité. Parmi les entreprises concernées, des groupes mondiaux comme Robert Mc Alpine, Vinci ou Skanska qui affichent volontiers qu’ils sont les meilleurs en "sécurité au travail". L’objectif était d’écarter ces travailleurs des chantiers afin de réduire la conflictualité autour de la santé et sécurité au travail.
Des conditions insoutenables
Alors que partout en Europe les gouvernements remettent en cause l’âge de la retraite ou les systèmes de départ anticipé, les conditions de travail dans la construction sont incompatibles avec le maintien dans l’activité de la grande majorité des travailleurs au-delà de l’âge de 60 ans. À la question "Serez-vous en mesure de faire le même travail lorsque vous aurez atteint l’âge de soixante ans?", le pourcentage de réponses positives se limite à 30% parmi les travailleurs manuels de la construction âgés de 45 à 49 ans. C’est le pourcentage le plus faible de l’ensemble des groupes professionnels dans l’enquête européenne sur les conditions de travail. La part des travailleurs manuels de la construction âgés de 50 ans ou plus se limite à 20% environ. Pour plus de la moitié d’entre eux, leur travail affecte négativement leur santé. Les plaintes les plus fréquentes concernent les maux de dos (trois travailleurs sur quatre parmi ceux qui sont âgés de 50 ans ou plus), la vitesse excessive du travail (plus de 60% de plaintes) et les postures pénibles (près de 60 %).
Si les bâtiments sont conçus pour durer, les conditions dans lesquelles ils sont construits ne permettent pas aux travailleurs concernés de tenir le coup tout au long de leur vie professionnelle. Une enquête menée à Genève et portant sur le dernier tiers du XXe siècle relevait qu’on trouvait 15% d’invalides parmi les hommes âgés de 45 à 65 ans. Le pourcentage le plus élevé était observé parmi les travailleurs de la construction avec 40%. Parmi les architectes, les ingénieurs et les techniciens – c’est-à-dire dans la catégorie de ceux qui organisent les chantiers – ce pourcentage n’était que de 3,9 %. L’évolution des inégalités sociales de santé dans nos sociétés permet de penser que l’ordre de grandeur de cet énorme écart n’a guère varié•.