Avec la crise, les restructurations ont durement frappé les travailleurs du privé. Mesures d'austérité obligent, les fonctionnaires ne sont même plus épargnés. Cette vague de restructurations malmène tant la santé des travailleurs licenciés que celle de ceux qui ont conservé leur emploi. Les conséquences débordent du cadre strict du travail pour toucher le corps social entier, comme le montre déjà l'augmentation des suicides en Grèce.
Il ne se passe pas une semaine sans que la presse n’informe d’une restructuration majeure. Avec ou sans crise, les milieux économiques semblent parler le langage de la guerre. Des positions sont perdues, des replis sont opérés, des détachements sont sacrifiés. Les économistes proposent une typologie variée des restructurations. Elles sont appelées défensives lorsque la survie d’une entreprise serait menacée par une faillite. On les qualifie de "stratégiques" lorsque aucune situation de crise ne les justifie. Dans ce cas, il s’agit généralement pour un groupe de réorganiser le terrain de ses opérations de manière à maximiser les profits. La motivation ne relève pas toujours de motifs simplement économiques. Une restructuration peut aussi avoir pour objectif de modifier les rapports de force entre travailleurs et direction. Dans une analyse de l’entreprise Fiat en Italie au cours des années 80, le sociologue Gabriele Polo a mis en évidence comment les restructurations ont commencé par une réorganisation du travail dont l’objectif premier était de renverser le rapport de forces favorable aux ouvriers qui avait été mis en place au cours des luttes de la décennie précédente. En mai 2005, la multinationale Wal-Mart a décidé de fermer son magasin de Jonquière au Québec. Les travailleurs avaient eu le mauvais goût d’y former un syndicat.
Banalisées au nom d’une sorte de fatalisme économique, les restructurations expriment avant tout un rapport de pouvoir. Elles traduisent la domination des propriétaires du capital sur les travailleurs. Des vies entières de travail, la richesse d’une expérience et de savoirs multiples, des collectifs de travail peuvent passer brutalement par profits et pertes. Elles traduisent aussi, de façon croissante, la priorité accordée à une valorisation financière immédiate par rapport à des projets industriels ou commerciaux à long terme. Les restructurations d’aujourd’hui ne sont pas guidées par ces entrepreneurs innovants et acharnés que décrivait l’économiste Joseph Schumpeter au début du XXe siècle. Les managers qui ont la cote sont plutôt des tueurs d’emplois polyvalents qui peuvent passer de la sidérurgie à un ministère de l’Éducation avant d’entrer dans un groupe d’assurances. Leur portrait a été tracé par le film Roger and me de Michael Moore, consacré à la fermeture des usines automobiles de General Motors à Flint, dans le Michigan.
De très nombreux travailleurs se sentent menacés
L’enquête européenne sur les conditions de travail montre que les restructurations s’inscrivent dans l’horizon temporel proche de très nombreux travailleurs. En 2010, 31 % des travailleurs européens ont répondu par l’affirmative à la question : "Une restructuration ou une réorganisation substantielle a-t-elle eu lieu dans votre entreprise au cours de ces trois dernières années ?" On n’observe pas de très grandes différences statistiques entre l’industrie et les services, ni entre les hommes et les femmes.
L’expérience d’une restructuration au cours des trois années précédant l’enquête est plus répandue parmi les employés les plus qualifiés (près de 40 %) que parmi les ouvriers (autour de 25 %). Par contre, la menace pour l’emploi est beaucoup plus forte pour les ouvriers : 22 % des ouvriers peu qualifiés contre 11 % des employés plus qualifiés indiquent qu’ils risquent de perdre leur emploi dans les six prochains mois.
Une perte d’emploi est aussi plus pénalisante pour les ouvriers. 32 % des travailleurs européens apportent une réponse positive à la question : "Serait-il facile de trouver un emploi avec un salaire similaire si vous deviez perdre ou quitter votre emploi ?" Pour les employés les plus qualifiés, le pourcentage s’approche de 40 %. Pour les ouvriers, quelle que soit leur qualification, le pourcentage est inférieur à 30 %.
En Allemagne, la perspective de retrouver des conditions salariales similaires est particulièrement mauvaise : moins de 20 % des ouvriers répondent "oui". En Norvège, la performance moyenne est la meilleure, mais l’écart entre catégories est impressionnant. 57 % des travailleurs estiment qu’ils pourraient retrouver un salaire similaire. C’est le cas d’environ 40 % des ouvriers peu qualifiés contre 60 % des employés plus qualifiés. Au Royaume-Uni, le risque d’une dévalorisation salariale est plus important pour les ouvriers qualifiés (seulement 33 % d’entre eux pourraient retrouver un salaire similaire). Cela peut refléter les bas salaires des ouvriers moins qualifiés qui pourraient difficilement diminuer davantage.
"Sacrifiés"
L’impact le plus évident des restructurations sur la santé concerne les travailleurs qui perdent leur emploi, ceux qu'on appelle parfois les "sacrifiés". L’effet délétère du chômage sur les conditions de santé est connu depuis longtemps. La réduction du pouvoir d’achat a des conséquences matérielles multiples. D’autres causes sont liées à un sentiment de dévalorisation ou d’abandon, à la perte d’une partie des relations sociales, à une diminution de l’estime de soi et du respect des autres. La déstructuration des temps (professionnel et privé) peut avoir des effets redoutables lorsque le chômage se prolonge.
Pour les femmes, un allongement du travail domestique est généralement observé. Ces facteurs sont souvent aggravés par ce qu’on appelle un "effet de sélection". Les personnes dont la santé est déjà dégradée sont souvent les premières victimes des restructurations. Dans certains cas, il s’agit d’une politique délibérée : les absences pour maladies au cours des années antérieures, une situation de handicap, etc. peuvent être des facteurs de sélection. Dans d’autres cas, c’est la conséquence de critères de pertes d’emploi qui sacrifient plus volontiers les travailleurs âgés, les catégories les moins qualifiées ou des activités considérées comme périphériques.
Retrouver du travail est un parcours d’obstacles. Il est vécu comme une épreuve individuelle dans la mesure où le collectif de travail antérieur a disparu et les possibilités de refondre une identité collective sur la base du chômage sont limitées. Le chômage se définit à la fois par un manque et comme une situation transitoire. Les politiques publiques à l’égard des chômeurs privilégient des approches individuelles qui ont un effet culpabilisant. On observe que l’accès des chômeurs à un ensemble de prestations de santé (soins dentaires, consultation pour des pathologies légères, etc.) tend à se raréfier par rapport au reste de la population. Les difficultés financières jouent un rôle, mais aussi le sentiment de dévalorisation qui réduit l’importance accordée au maintien en bonne santé.
… et "survivants"
Les restructurations affectent aussi les conditions de travail et la santé des "survivants", c’est-à-dire du personnel qui a conservé son emploi malgré une restructuration.
La conséquence la plus immédiate est l’intensification du travail. Généralement, il faut maintenir ou accroître la production avec des effectifs réduits. Cette intensification semble bien jouer un rôle négatif du point de vue de la qualité du travail. Elle peut déboucher sur des tensions extrêmes. L’identité professionnelle liée à des qualifications et qui repose sur une conception du "travail bien fait" se heurte au fait que cette qualité est rendue impossible par la nouvelle organisation du travail. L’enquête néerlandaise sur les conditions de travail de 2007 constate de l’épuisement émotionnel parmi les travailleurs d’entreprises soumises à une restructuration, y compris lorsqu’il n’y a pas eu de licenciement, ni de menace sur l’emploi. D’après l’enquête, le support social cesse d’intervenir comme un facteur de protection contre le burn-out dans ces entreprises. Par contre, deux éléments jouent un rôle protecteur : l’autonomie des travailleurs et un climat d’innovation.
Les restructurations ébranlent la confiance dans la justice au travail. Des études finlandaises ont montré que le sentiment d’être traité de manière injuste avait des effets délétères sur la santé. Une étude britannique menée parmi les fonctionnaires des ministères centraux indique une forte corrélation entre les troubles du sommeil et le sentiment d’injustice au travail.
Un impact territorial
Au-delà de l’impact sur les travailleurs directement concernés, qu’ils soient licenciés ou qu’ils conservent leur emploi, les restructurations peuvent avoir un impact sur l’ensemble du territoire lorsqu’elles se produisent en chaîne. Ce phénomène a été observé dans des contextes de récession économique.
L’effet de chaîne peut s’apparenter à une avalanche. La réduction de l’espérance de vie à la naissance pour les hommes que l’on a observée en Russie entre 1988 et 2005 est un phénomène complètement inhabituel dans l’histoire de la santé publique depuis que des statistiques fiables existent. Entre 1988 et 1994, la chute a été brutale, avec une réduction de l’espérance de vie de 65 à 58 ans. Une amélioration a été observée entre 1994 et 1997, suivie par une nouvelle dégradation depuis 1998 jusqu’en 2002. Entre 2003 et 2010, la situation s’est améliorée sans pouvoir rattraper le niveau de 1987 qui devrait être retrouvé en 2011.
Pour les femmes, les mouvements ont été moins brutaux, mais leur séquence est comparable : réduction de l’espérance de vie entre 1988 et 1993, amélioration suivie par une rechute et reprise d’une évolution plus favorable à partir de 2004. Le niveau atteint en 1988 a été finalement atteint et dépassé en 2009. En règle générale, seules des situations d’une gravité exceptionnelle comme des guerres, des épidémies non contrôlées ou une famine peuvent expliquer une telle situation et sa longue durée est sans précédent. Dans le cas de la Russie, l’explication relève des effets de synergie d’une crise d’ensemble qui a impliqué des restructurations brutales de l’économie, une détérioration du système sanitaire et d’un ensemble de services publics, l’aggravation sensible des inégalités sociales.
Le 22 octobre 2011, l’hebdomadaire médical britannique The Lancet lançait un signal d’alarme vis-à-vis de la Grèce, écrasée par les exigences de la troïka (Commission européenne, Fonds monétaire international et Banque centrale européenne). Le nombre de Grecs qui ont renoncé à consulter un médecin s’est accru de 15 % entre 2007 et 2009. Les budgets des hôpitaux publics ont diminué de 40 %. Sous l’impact des politiques d’austérité, les pertes d’emploi prévues dans le secteur de la santé publique jusqu’en 2015 concernent 26 000 personnes, dont 9100 médecins. En parallèle, les hôpitaux font face à une forte augmentation des admissions : 24 % de patients en plus entre 2009 et 2010. Les suicides ont augmenté de 17 % entre 2007 et 2009 et cette hausse s’accélère : 40 % de suicides en plus pour le premier semestre 2011 par rapport à la même période en 2010. Hormis la consommation d’alcool qui diminue, tous les autres indicateurs sont dans le rouge : homicides, addiction à l’héroïne, etc.
Mobiliser les dispositifs juridiques
Dans la lutte contre les restructurations, il est utile de mobiliser les dispositifs juridiques existants. Le droit social européen ne fournit qu’un appui limité. Les directives sur les licenciements collectifs et les transferts d’entreprise ont été élaborées dans les années 70. Malgré des retouches partielles, leur substance n’a pas été modifiée en profondeur. Ces directives prévoient des procédures d’information et de consultation qui n’interviennent que lorsque le processus de décision est déjà largement engagé au niveau de la direction de l’entreprise. Du point de vue temporel, elles permettent tout au mieux d’améliorer l’accompagnement social des mesures envisagées. Le volume des pertes d’emploi ou les modalités concrètes de celles-ci peuvent être négociés. Les décisions stratégiques en matière d’investissement, d’innovation, d’alliances ou de recours à la sous-traitance sont difficiles à remettre en cause à ce stade. Une autre difficulté tient au déséquilibre des informations disponibles. Les directives n’accordent pas aux représentants des travailleurs de pouvoir disposer de leurs propres experts et ne leur garantissent qu'un accès limité aux informations de l’entreprise.
Une mobilisation des dispositions concernant la santé au travail est de nature à renforcer l’action des représentants des travailleurs. Un exemple récent est donné par l’expérience d’Areva en France. Cette entreprise du secteur nucléaire a été contrainte par une décision de justice du 5 juillet 2011 d'annuler l’externalisation d’un des services de son site à La Hague. La direction voulait confier le service de distribution d’électricité à une entreprise extérieure. Celle-ci aurait eu un rôle crucial à jouer en cas de panne (en gérant la distribution des eaux, de la vapeur et de l’air respirable) et aurait été responsable d’activités cruciales pour la protection de l’environnement (collecte et traitement des eaux à risque). Le choix était purement économique : il s’agissait de réduire les frais d’un service assuré dans de bonnes conditions. Les représentants des travailleurs au sein du Comité d’entreprise et du Comité de sécurité et d'hygiène s’étaient opposés au projet. La décision du tribunal d’annuler l’externalisation de cette activité repose sur deux éléments. Il observe la détérioration de l’état de santé des travailleurs concernés avec une montée de l’anxiété, du stress et des troubles du sommeil. Il invoque l’aggravation du risque industriel accru par la perte de l’expertise collective et d’un processus de coopération dans l’analyse des activités.
Des luttes prometteuses
La gravité des effets des restructurations est indéniable. En contrepoint, on doit rappeler qu’elles sont rarement subies de façon passive. Des luttes ont permis d’affronter ensemble une situation désespérante comme dans l’entreprise horlogère Lip en France dans les années 70. Des dizaines d’entreprises "récupérées" continuent à être gérées collectivement par les travailleurs en Argentine alors qu’elles étaient condamnées à la fermeture il y a dix ans. L’expérience de la mine de Tower Colliery au pays de Galles se distingue par une durée exceptionnelle. La mine devait fermer en 1994. Occupée par les travailleurs, elle a pu continuer à fonctionner en autogestion jusqu’au début de l’année 2008.
Ces expériences permettent de lier la démocratie au travail avec la participation active à la sphère politique. Comme l’observe l’économiste français Thomas Coutrot : "le renouveau de la démocratie ne pourra se passer d’une responsabilisation des individus dans leur activité quotidienne de travail : les citoyens doivent pouvoir peser sur les décisions élémentaires concernant la production, les conditions de travail et de rémunération, l’emploi, les relations de travail, etc." Ces expériences suggèrent ce que pourrait être une organisation différente de la production : articuler la démocratie au travail et une planification économique de manière à priver les réorganisations de leur caractère traumatique•.
Pour en savoir plus
Coutrot,Th. (2005) Démocratie contre capitalisme, Paris, La Dispute.
Elovainio, M. (2009) Organizational Justice and Sleeping Problems: The Whitehall II Study, Psychosomatic Medicine, n° 71, p. 334-340.
Fayner, E. (2011) Areva condamnée pour son projet d’externalisation, Santé et travail, n° 76, octobre 2011, p. 18-19.
Kentikelenis, A., et al., (2011) Health effects of financial crisis: omens of a Greek tragedy, The Lancet, n° 9801, 22 octobre 2011, p. 1457-1458.
Kieselbach, Th. et Triomphe, Cl-Em. (ed.) (2010) Santé et restructurations (HIRES). Recommandations, réponses nationales et questions politiques dans l’UE, Mering, Rainer Hampp Verlag.
Kivimaki, M. (2003) Organisational justice and health of employees: prospective cohort study, Occup Environ Med., n° 60 (1), p. 27-34.