La majorité de la population adulte passe une partie importante de sa vie au travail. Au-delà du nombre de jours et d’heures, le travail joue un rôle important dans notre rapport avec le monde: avec les gens comme avec la matière. Le travail sollicite notre intelligence, notre corps, nos émotions. Il est aussi un espace important de socialisation. Tout travail implique des rapports de coopération qui inscrivent une activité individuelle particulière dans un flux plus vaste où l’apport de chacun prend tout son sens.

Dès le début de la révolution industrielle et de la délimitation d’espaces spécialisés comme les ateliers et les fabriques, les lieux de travail ont le plus souvent été conçus comme des zones clôturées, largement soustraites aux règles communes de la société, soumises au pouvoir patronal. Les mobilisations pour la santé au travail ont montré ce que cette situation pouvait avoir d’inacceptable. Avec la naissance de l’hygiène industrielle comme discipline particulière au XIXe siècle, une sorte de double standard s’est instauré. L’hygiène publique a servi de base à la régulation dans différents domaines de la santé publique. Les règles adoptées pour la santé au travail étaientsouventbeaucouppluslacunaireset ne garantissaient qu’un niveau de protection inférieur. Dans une optique libérale, la santé des travailleurs est un bien entre les mains des employeurs. Ils en prendraient donc soin comme on veille à entretenir des machines ou comme on maintient un bâtiment en bon état. Aujourd’hui encore, la plupart des responsables des politiques de santé au travail dans les différents États proclament que les initiatives volontaires, l’auto-régulation, par les entreprises constitueraient un outil important pour préserver la santé des travailleurs.

Jusqu’à nos jours, des doubles standards ont été maintenus entre la protection de la vie dans les espaces publics et les règles applicables sur les lieux de travail. Ces doubles standards sont à l’origine d’immenses inégalités sociales de santé parce que, sur les lieux de travail, les risques sont très différents en fonction de la place qu’on occupe dans la hiérarchie sociale. Une étude récente menée en Belgique montre que les femmes et les hommes qui travaillent dans le secteur du nettoyage ont, entre 30 et 60 ans, un taux de mortalité précoce nettement plus élevé par rapport à celui des cadres. Cela s’explique notamment par des risques nettement accrus de cancers et de maladies pulmonaires comme des emphysèmes ou des bronchites chroniques. Si les facteurs matériels qui expliquent cette situation sont connus depuis longtemps, l’obstacle à une prévention efficace vient de la subordination renforcée qui découle d’un recours systématique à la sous-traitance. Tout le travail du nettoyage est orienté par la contrainte brutale d’une réduction des coûts.

Une partie importante des débats qui se mènent aujourd’hui en Europe autour de la révision de la directive sur la prévention des cancers professionnels tourne autour de cette question des doubles standards. Les propositions initiales de la Commission européenne se limitaient à une protection minimale contre un nombre très limité de risques. Ce qui frappe dans les débats, c’est la facilité avec laquelle des niveaux de risque très élevés ont pu être proposés comme acceptables à partir du moment où les corps concernés étaient au travail. Ainsi, la valeur limite d’exposition pour le chrome hexavalent correspondait à un niveau de risque d’un cancer du poumon pour dix travailleurs exposés. Il est évident que dans aucun autre domaine la régulation des risques ne considérerait cela comme acceptable. Qu’il s’agisse des aliments, de la qualité de l’air ou des eaux, des transports ou de la sécurité des consommateurs.

Tout se passe donc comme si le monde du travail était régi par d’autres règles, infiniment moins respectueuses de la vie humaine. Cette caractéristique ne s’arrête pas aux risques pour l’intégrité physique des personnes. Elle concerne aussi leur subordination, l’obligation qui leur est faite de se soumettre à un pouvoir hiérarchique, à des règles disciplinaires. L’émergence de la question des risques psychosociaux montre à quel point une telle organisation du travail est mutilante et nocive.

Combattre pour la santé au travail amène à remettre en cause de manière radicale cette séparation entre lieux de travail et lieux de vie. L’objectif est bien de détruire cette clôture qui sépare le travail des autres activités humaines, de réorganiser le travail de manière à éliminer la différence entre exécutants et concepteurs, et de refuser les doubles standards entre la protection de la vie en général et la protection de la vie au travail•.

Editorial ETUI

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