Interview avec Nadja Salson

 

Quel est le positionnement des syndicats européens sur la question de l’emprisonnement ?

Nadja Salson — Les syndicats européens souscrivent aux règles pénitentiaires du Conseil de l’Europe, selon lesquelles l’emprisonnement doit être une mesure de dernier recours qui se limite, et c’est déjà beaucoup, à une peine de privation de liberté. L’administration pénitentiaire doit protéger la société des personnes violentes, mais aussi assurer la sécurité des personnes incarcérées et des personnels et enfin réinsérer, voire socialiser, les détenus dans la société.

Dans de nombreuses prisons, les conditions de détention sont d’un autre âge. À la privation de liberté s’ajoutent des violations quotidiennes des droits fondamentaux des détenus, des niveaux de stress extrêmement élevés pour le personnel en plus d’un taux de récidive important. Le manque de moyens et de reconnaissance des personnels contraste avec une complexité croissante du travail en prison, sans oublier une plus grande diversité de la population carcérale.

La prison est-elle considérée comme une mesure de dernier ressort ?

L’abus de la détention provisoire, qui représente 22% du taux d’incarcération, les spirales sécuritaires actuelles envers les personnes d’origine étrangère surreprésentées dans la population carcérale, les infractions relatives aux stupéfiants (17 % détenus), la dégradation des soins de santé, notamment psychiatriques, font que la prison n’est pas une mesure de dernier ressort.

Notre travail syndical européen vise à sortir les prisons "de l’ombre", définir des axes communs d’amélioration et interpeller les pouvoirs publics au niveau européen. Au sein de notre instance de dialogue social, nous mettons en avant les bonnes politiques et faisons le lien inextricable entre les conditions de vie des détenus et les conditions de travail du personnel. Des conditions dégradantes pour les détenus sont aussi dégradantes pour le personnel. Travailler dans les prisons est une mission de service public difficile et précieuse qu’il est utile de valoriser davantage.

La Norvège remplit la mission de réinsertion en formant le personnel des prisons pour le rapprocher du rôle d’un éducateur plutôt que d’un surveillant. Ce personnel a les mêmes droits syndicaux que tout autre travailleur, travaille dans des infrastructures décentes dans un pays appliquant une politique pénale humaniste, réparatrice et non pas basée sur la rétribution et la vengeance.

Avoir assez de personnel formé permettant suffisamment d’interactions humaines avec les détenus et moins de systèmes automatisés de surveillance est aussi l’une des demandes du Parlement européen dans un rapport de 2017.

Les solutions ne sont pas de construire plus de prisons, sauf pour remplacer des infrastructures vétustes, mais d’investir dans la formation des personnels, de promouvoir les sanctions alternatives, d’encourager les libérations accompagnées et d’offrir des activités de réinsertion.

Y a-t-il des exemples où des syndicalistes tiennent compte des conditions de détention dans le combat pour l’amélioration des conditions de travail des surveillants ?

Globalement, les 630 000 détenus dans l’espace économique européen (chiffres 2015, rapport EPSU) restent peu organisés ou défendus au sein de l’établissement pénitentiaire. Cependant, dans leurs actions et leurs recherches, les syndicats prennent en compte les droits et préoccupations des détenus ce qui revient à souder une solidarité entre travailleurs, à améliorer le contenu du travail des personnels et leur relation aux personnes détenues.

De nombreuses préoccupations syndicales sont en réalité liées aux conditions de détention. La surpopulation par exemple a fait l’objet d’une grande action syndicale européenne à Bruxelles en 2005. La surpopulation reste un véritable fléau dans un tiers des prisons. Les détenus se partagent souvent à deux ou trois un espace de 9 m2, ils sont certes les premières victimes de la situation, mais le personnel pénitentiaire en fait également les frais. La fédération enregistre les problèmes de manque d’effectif, de sécurité et de violence dénoncés par nos affiliés en France, en Espagne ou au Royaume-Uni, la vétusté des infrastructures, l’accès aux soins de santé de qualité, les programmes de désintoxication que défendent d’arrache-pied les infirmières britanniques actives dans les prisons.

Certains détenus sont aussi des travailleurs et sont donc souvent syndiqués ou peuvent potentiellement le devenir. Le travail des détenus reste souvent marqué par des conditions de rémunération inacceptables avec une absence totale ou partielle d’accès à une formation qualifiante. Un de nos affiliés italiens travaille sur la manière d’élargir la solidarité aux personnes incarcérées et négocie par exemple les salaires des détenus. En Norvège, l’axe prioritaire de la formation des personnels a un effet positif pour les détenus qui bénéficient aussi d’un accès à une formation qualifiante. Le droit de grève des syndicats norvégiens est efficace et sans effet négatif sur les prisonniers car les prisons sont bien en-deçà du taux de capacité maximal.

Le dernier rapport du Conseil de l’Europe indique une baisse des taux d’incarcération. Qu’est-ce qui explique principalement les écarts entre les différents pays ? Le Conseil de l’Europe est-il à l’écoute du monde syndical ?

Les dernières statistiques pénales entre 2016 et 2018 sur le périmètre du Conseil de l’Europe montrent en effet une baisse globale du taux d’incarcération alors qu’en 2015, il était encore en augmentation. C’est une bonne nouvelle mais on devra voir si les tendances se confirment avec le temps. Reste que ce rapport confirme de très fortes disparités entre les pays et entre les prisons d’un même pays. S’agissant du nombre de personnes incarcérées rapporté à la population, celui-ci varie de 51,1 pour 100000 en Finlande à 234,9 pour 100 000 en Lituanie. En règle générale, la proportion de personnes incarcérées est la plus basse dans les pays nordiques et la plus élevée dans les pays d’Europe centrale et orientale. Le pays qui compte le plus grand nombre de détenus reste le Royaume-Uni avec près de 94 000 personnes.

Un tiers des prisons au sein de l’Union européenne reste surpeuplé, sachant que le taux d’incarcération devrait être au maximum à 90% pour laisser de la marge en cas de problèmes.

Les écarts s’expliquent en premier lieu par le rôle de l’État social, protecteur et réducteur d’inégalités sociales. Les personnes emprisonnées sont majoritairement des jeunes hommes, issues d’un milieu social défavorisé – comme cela est souvent le cas pour le personnel de surveillance –, la peine carcérale s’apparente à une double peine. L’accès ou non à des services publics de qualité, tels que l’éducation, la culture, les soins de santé, y compris psychiatriques, les services sociaux et à un métier qui fait sens sont des facteurs clés qui expliquent le taux bas ou élevé d’incarcération.

Les spécialistes savent déjà ce qui fonctionne en matière d’incarcération : les prisons ouvertes et les alternatives à l’emprisonnement ont un taux de récidive plus bas que dans les prisons fermées et elles sont aussi moins chères pour la collectivité. Des structures de petite taille, dans les centres villes qui facilitent les visites et le contact avec l’extérieur sont plus efficaces. Dans les pays où les personnels sont mieux formés et quibénéficient des mêmes droits syndicaux que dans d’autres secteurs, les prisons sont aussi "normalisées" et sans violence.

Les statistiques du Conseil de l’Europe sont utiles, d’autant plus qu’elles incluent aussi des données sur le ratio prisonnier / personne. Même si ces statistiques restent quelque peu théoriques, les recommandations nombreuses adoptées par nos ministres de la justice sont globalement positives mais elles restent aussi théoriques dans un trop grand nombre de prisons. Les multiples condamnations des pays par la Cour européenne des droits de l’homme, notamment en France et en Belgique, ne sont malheureusement pas suivies d’effets.

Pour autant, le Conseil de l’Europe pourrait être plus ouvert aux analyses et aux revendications des organisations syndicales comme au sujet de l’opposition à toute forme de commercialisation et de privatisation des prisons et les associer à ses recommandations surtout quand elles concernent le personnel. Par exemple, en 2011, un code d’éthique pour le personnel a été adopté par le Conseil de l’Europe sans prendre en compte l’avis des organisations syndicales et ce code ne mentionnait ni le dialogue social ni les droits syndicaux.

Quel regard portez-vous sur la gestion économique des prisons en Europe ?

La crise de 2008 a eu pour effet d’exacerber une situation pénale déjà sous pression dans de nombreux pays où la justice est le parent pauvre des services publics. Selon un rapport d’EPSU publié en 2015, dans la moitié des pays de l’Espace économique européen (EEE) les effectifs pénitentiaires ont chuté de 5 % passant de 308 647 à 293 356 en 2013. La situation est pire au Royaume-Uni où en dépit d’une augmentation du nombre de détenus, la baisse du personnel a été très forte avec -21 % durant la même période.

En 2012, des camarades grecs ont même été jusqu’à faire une grève de la faim contre la violence générée par une surpopulation inacceptable. La prison de Korydallos à Athènes est d’ailleurs la pire prison qu’il nous a été amené de visiter avec ses 2300 détenus pour une capacité totale de 900.

Le coût social et humain de l’austérité budgétaire est toujours présent. Récemment, les mouvements sociaux se multiplient dans les prisons belges, françaises, espagnoles et italiennes. Les avocats et les magistrats ont même manifesté plusieurs fois pour condamner le manque de moyens dévolus par l’État à la justice en général et au secteur des prisons en particulier.

Un rapport récent d’EPSU sur la qualité de l’emploi dans les prisons en Italie, Grèce, Royaume-Uni et Suède révèle des situations alarmantes avec des personnels qui ont même peur d’aller travailler tous les jours. Ce qui est inquiétant c’est que même dans un pays comme la Suède, on observe moins d’investissement dans les missions de réinsertion du personnel, même si la situation globale reste bien meilleure que dans les autres pays.

Les États membres peuvent aussi être tentés de se déresponsabiliser en privatisant les lieux de privation de liberté. Pour l’instant, le Royaume-Uni fait figure d’exception en Europe avec 13 prisons complètement privatisées et gérées par des sociétés comme G4S, Serco et Sodexo, mais il y a aussi de nombreux partenariats public-privés dans d’autres pays comme en France ou en Belgique•.

Dossier spécial - Travailler derrière les barreaux ETUI

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