La lutte pour changer le travail peut passer par des outils inhabituels et parfois surprenants. Comment mobiliser les rêves pour dire ce que le capitalisme a d’inhumain ? Voici un film étonnant, résultat de la coopération entre une réalisatrice, des médecins et des travailleurs.
La réalisatrice et anthropologue belge, Sophie Bruneau, nous livre un documentaire – Rêver sous le capitalisme, Belgique, 2017 – sans concession sur les rêves de souffrance au travail de travailleurs. Pour ce faire, elle s’est inspirée avec brio du travail de Charlotte Beradt (1901-1986). Ainsi, entre 1933 et 1939, alors opposante au régime hitlérien, Charlotte Beradt rassemble 300 rêves de citoyens allemands sous le IIIe Reich en partant de l’idée que l’on rêve différemment selon le régime politique auquel on est astreint.
Premier temps de la réflexion pour notre réalisatrice : Que donnerait une telle démarche aujourd’hui dans notre système capitaliste néo-libéral ? Peut-on utiliser le rêve comme source historique ? Deuxième temps de la réflexion: Sophie Bruneau décide de réhabiliter, dans le cadre de ce documentaire, l’inconscient ou le rêve à la fois comme matériel anthropologique et social pour raconter le monde du travail et ce qui s’y déroule.
À ce propos, le livre récent du sociologue Bernard Lahire entre en résonance avec le film. Dans L’interprétation sociologique des rêves, il explique la nécessité pour les sciences sociales d’appréhender le rêve et de relier les rêves aux expériences sociales des individus. Selon lui, et contrairement à la vision freudienne, l’inconscient socialement structuré n’est pas constitué que par nos seules expériences refoulées.
Au préalable à la réalisation du film, la réalisatrice a mis au point une méthodologie solide : réunions avec des médecins travaillant dans des centres de santé en Belgique qui lui ont rapporté des rêves de travailleurs, collecte de matériel en coopération avec des syndicalistes, psychologues, des réseaux d’aide aux salariés en burnout et, enfin, rencontres avec des travailleurs qu’il a fallu mettre en confiance et convaincre pour qu’ils acceptent de livrer une part intime de leur fonctionnement psychique, de leur inconscient.
Ces hommes et ces femmes ont entre 40 et 60 ans, sont issus de milieux professionnels et de classes sociales différents, se révèlent vraiment habiles à raconter et à interpréter leurs rêves de travail les plus significatifs. Nous avons choisi d’en partager trois avec vous (voir les encadrés).
Au-delà des douze rêves relatés dans le documentaire, et de ceux que nous partageons avec vous, qu’est ce qui transpire du monde social et du monde du travail et vient hanter nos nuits ?
L’éthique professionnelle mise à mal
Dégradation des rapports sociaux dans les entreprises et les administrations publiques, peurs récurrentes, cadences infernales, mise à mal de l’éthique professionnelle et des valeurs, organisations du travail délétères. La réflexion sur la souffrance au travail n’est certes pas neuve et c’est précisément pour cela qu’il est important de continuer à l’entretenir, à l’alimenter par de nouveaux questionnements d’autant plus quand elle accompagne la perte de sens du travail ressentie par les travailleurs et la dégradation de leur activité de travail.
En tant que spectateur, il est impossible de rester indemne ou indifférent face à ce qu’on entend, voit ou lit car le rapprochement entre les rêves et les pratiques managériales qui les engendrent sont indéniables. L’essentiel pour Sophie Bruneau est que le spectateur puisse entrer dans la "peau" des personnages du documentaire et se questionner sur la manière dont le système du capitalisme néolibéral nous travaille au plus profond de nous-mêmes.
Les derniers travaux de chercheurs en neurosciences permettent de localiser les zones actives du cerveau lors des rêves. Espérons que l’étape suivante de cette porte ouverte sur notre inconscient n’invite jamais des chasseurs de rêves à envisager la "rééducation des travailleurs" par un contrôle sur leurs rêves et la mise au point de techniques d’induction gommant tous les liens avec le monde social réel et la souffrance subjective au travail…
Comme le suggère Christophe Dejours, il nous faut dépasser la désespérance, d’une part, en résistant aux méthodes de management et aux organisations qui déshumanisent le travail et, d’autre part, en les transformant sur base de l’expérience réelle du travail et des valeurs de solidarité et d’intelligence collective qu’il implique pour épanouir l’individu et faire l’apprentissage de la démocratie.•
Pour en savoir plus
http://www.alteregofilms.be/films/9-films/199-rever-sous-le-capitalisme
Beradt C. (2018) Rêver sous le IIIe Reich, Petite Bibliothèque Payot, Essais.
Lahire B. (2018) L’interprétation sociologique des rêves, La découverte.
Dejours C. (2012) La Panne, Repenser le travail et changer la vie. Entretien avec Béatrice Bouniol, Bayard.
Filmographie sélective de Sophie Bruneau
— Rêver sous le capitalisme (2017, 63‘)
— La Corde du Diable (2014, 88’)
— En coréalisation avec Marc-Antoine Roudil : Terre d’usage (2009, 112’)
— Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés (2005, 80’)
— Arbres (2001, 50’)
— Par-devant notaire (1999, 75’)